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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/361

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débauche et qui aiment mieux dépenser ainsi leur argent qu’acheter pour quelques sous la médiocre hospitalité d’un garni. Aussi viennent-ils chaque nuit en disputer la possession à ces honnêtes travailleurs. À la porte du plus spacieux de ces établissemens, où l’on ne laisse pénétrer les cliens qu’un à un, et en proportion des sorties, j’ai dû sur les deux heures du matin faire queue quelque temps, tout comme on fait queue vers la même heure à la porte du sous-sol de certain café du boulevard ouvert toute la nuit. Lorsque je fus entré, non sans peine, un spectacle singulier frappa mes regards. Une première et obscure salle regorgeait d’hommes en blouses et de femmes en costumes de la campagne. Les uns mangeaient avidement et sans bruit, les autres dormaient allongés sur les tables, à côté d’un plat ou d’une bouteille vidés. Le silence n’était interrompu que par quelques paroles prononcées à la hâte, par des ronflemens sonores, ou par de sourdes rumeurs qui semblaient partir de dessous terre. Dans un coin de la salle s’ouvrait en effet un petit escalier tortueux par lequel on descendait dans une ancienne cave divisée en plusieurs compartimens à peine éclairés chacun par une lampe fumeuse. Ici l’aspect était tout différent : on ne mangeait pas, on soupait ; on ne buvait pas, on s’enivrait ; on ne dormait pas, on riait, on vociférait, et c’étaient là ces rumeurs que j’avais entendues de la salle supérieure. Deux couches sociales bien différentes étaient en quelque sorte superposées, sans contact, bien que le passage fût facile de l’une à l’autre : celle du rude et grossier travail, et celle de la débauche et du vol. Comme en quête d’observations sociales on ne saurait descendre trop bas, ce fut dans la cave que je m’attablai, assis au bout d’un banc dont ma mine suspecte chassa bientôt un homme et une femme qui abandonnèrent précipitamment une bouteille encore à moitié pleine, et je me mis à observer l’assistance qui m’environnait, tout en faisant honneur de mon mieux, pour ne pas attirer l’attention, à une bouteille de vin bleu et à une épaisse soupe au fromage. Il pouvait y avoir dans cette cave environ quarante hommes et dix femmes. Je regardai avec soin toutes ces physionomies. Partout je retrouvais ces visages blêmes, imberbes, affadis par une débauche précoce que j’avais déjà rencontrés dans plus d’un endroit suspect et que dans d’autres circonstances j’ai vus sur les bancs de la police correctionnelle ou de la cour d’assises. Mais je puis affirmer que dans le nombre il n’y avait peut-être pas dix hommes faits. Presque tous étaient des jeunes gens dont l’âge pouvait varier de dix-huit à vingt ans !

Enfance, heureuse enfance, si naïve et si pure, jeunesse si généreuse et si droite, est-il possible que le caprice de circonstances