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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/402

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les crocodiles, attirés par l’odeur de la chair, ouvraient de larges gueules affamées, et il fallait les écarter en battant l’eau à grand bruit. Aussi c’étaient des cris, des pleurs, des lamentations qui déchiraient l’âme. Après des efforts surhumains, on finit par aborder, mais la même scène poignante se renouvela dix ou douze fois. Quelques femmes traversent le fleuve avec une ou deux peaux de bouc soufflées attachées à la ceinture, les mains, sur les épaules d’un nageur ; on use encore d’un autre système pour les esclaves les plus jeunes : on en prend trois ou quatre qu’on place au milieu d’une peau de bœuf tannée étendue par terre et avec eux deux ou trois outres gonflées ; quand ils sont accroupis et bien serrés l’un contre l’autre jusqu’à ne plus former qu’un tas, la peau de bœuf est fortement ramassée et nouée ; les têtes des enfans émergent seules de ce paquet que deux hommes portent jusque dans le fleuve ; puis un nageur le pousse à travers le coûtant. Toutes ces précautions, comme on peut croire, sont inspirées par la crainte de perdre une précieuse marchandise, l’humanité n’y est pour rien.

« La journée touchait à sa fin ; deux de mes domestiques éthiopiens étaient sur l’autre rive ; ils avaient été désignés pour y passer la nuit à la garde des marchandises déjà débarquées. L’un d’eux, bien qu’il ne sût pas nager, veut venir nous rejoindre ; une fois à l’eau il s’embarrasse dans la vase ; son compagnon, s’apercevant du danger qu’il court, se jette à l’eau pour le sauver, mais, saisi au cou par l’infortuné qui se noie, il va périr à son tour. De notre bord on se hâte d’accourir à leur aide ; par malheur il était trop tard : le premier seul fut sauvé, du second on ne retira qu’un cadavre ; il s’appelait Houendem. Cette mort causa une impression douloureuse sur mon personnel éthiopien ; tous ces hommes pleuraient, se frappant la tête et poussant des cris de douleur et de découragement. Cette scène déchirante se prolongea bien avant dans la nuit.

« Dimanche 9. Par suite des funérailles de leur compagnon, mes hommes ne travaillent pas aujourd’hui. J’ai écrit à Mgr Massaja, à Fekrié Gumb, pour qu’il informe le roi de ce qui vient d’arriver. Je charge Mohamet Gourra de porter ma lettre jusqu’à Fareh et lui donne pour faire la route deux de mes meilleurs mulets de selle.

« Lundi 10. Une partie de mes chameaux est encore sur la rive gauche ; les Adels ont la réputation méritée d’excellens nageurs ; ils se sont engagés, moyennant salaire, à passer les chameaux ; demain viendra le tour des chevaux ; le radeau continue à servir pour la marchandise.

« Mardi 11. Enfin tout est passé ! Le dernier je franchis le fleuve sur le radeau. Au moment où je touche l’autre rive, mes hommes