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part, il n’est pas moins certain qu’en règle générale le Carthaginois ne sut pas se faire aimer. Il ne parvint à s’assimiler aucune des populations qu’il s’assujettit par l’intérêt ou par les armes. Une défiance invétérée empêcha toujours les peuples sollicités à s’allier avec lui, d’unir leurs efforts aux siens pour une action commune et persévérante. Quelle différence avec l’attachement qu’au bout d’un certain temps Rome savait inspirer aux pays conquis par ses légionnaires et occupés par ses essaims de colons ! Cela encore doit avoir tenu à l’esprit mercantile qui dominait à Carthage. On dit que le commerce est le grand lien des nations. C’est vrai, mais à la condition qu’aux relations purement commerciales se joignent des rapports d’un autre ordre. Quand le peuple commerçant apporte avec lui une civilisation supérieure dont il s’efforce de doter les populations qu’il exploite, quand il se concilie leur admiration ou leurs sympathies par l’idéal nouveau qu’il leur inculque, il peut arriver, il arrive souvent qu’une fusion morale s’opère entre elles et lui. Mais, si les rapports mutuels sont uniquement formés par le désir du lucre, lors même que les intérêts deviennent solidaires, cela ne suffit pas pour qu’on en vienne à s’aimer. Des deux côtés, c’est la guerre de ruse, c’est la défiance qui domine. Le vendeur s’estime à chaque instant volé, et l’acheteur dupé. Le négoce entraîne fatalement une certaine rapacité qui pousse à des roueries, dégénérant vite en fourberies et en larcins plus ou moins déguisés. Combien de fois des populations moins habiles commerçantes que les rusés marchands de Carthage ne s’aperçurent-elles pas qu’on s’était joué de leur inexpérience ! Certainement les Romains n’étaient pas en droit de faire de la foi punique un synonyme de déloyauté ; du moins, en fait de droiture politique et militaire, les deux peuples n’eurent rien à se reprocher. Il n’en est pas moins vrai que la dénonciation romaine fut généralement approuvée, le mot devint partout proverbial. C’est qu’il y avait un préjugé défavorable et très répandu contre le caractère des Carthaginois, et l’on ne voit guère pour l’expliquer que l’étendue même de leur brillant commerce.

Carthage était bâtie sur une presqu’île, à base assez large, qui s’avançait dans la Méditerranée au nord du golfe de Tunis et de l’étroit passage de la Goulette. L’isthme qui la rattachait au continent africain s’étendait entre un petit golfe aujourd’hui séparé de la mer par une mince langue de terre et le stagnum marinum ou lac de Tunis. Une forte muraille, reliant le lac au golfe, protégeait la ville du côté de terre. En avant de la lagune que divise la passe de la Goulette s’ouvrait le port marchand, à peu près rectangulaire, qui lui-même communiquait avec un autre port, de forme ronde,