Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/469

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

composée d’ensemble. Tout s’y tient, tout y concourt à l’effet général, tous les rôles y sont donc également nécessaires. Les plus célèbres actrices du XVIIIe siècle, dans le plus grand éclat de leur gloire, n’ont pas dédaigné de jouer dans Iphigénie le rôle d’Ériphile. Il importe donc beaucoup moins qu’on ne croit d’avoir à sa disposition un acteur unique, pour supporter en quelque sorte avec le poids du personnage principal la tragédie tout entière : il importe beaucoup plus d’avoir un ensemble à peu près irréprochable. Un jeu grave, sérieux, scrupuleux, plus respectueux de la tradition qu’ambitieux d’innover dans des rôles consacrés, va loin. Ce sont les œuvres médiocres et par elles-mêmes languissantes qui ont besoin d’être soutenues, relevées, sauvées par le comédien. Combien de pièces qui seraient « tombées dans les règles » sur la scène même du Théâtre-Français, si l’acteur n’avait achevé la pensée mal venue de l’auteur, et dans l’œuvre désormais commune, introduit sa part de collaboration ! Les œuvres maîtresses n’ont pas besoin de ce secours étranger. Leur vie est tout entière en elles. Il ne s’agit pas ici de commenter, mais de traduire. C’est ainsi que, dans les arts du dessin, il est libre au graveur de s’émanciper de l’œuvre qu’il reproduit et d’y mêler quelque chose de lui quand cette œuvre elle-même, sans tomber à la médiocrité, n’est cependant que de second ordre. Est-elle de premier ordre ? Il emporte le prix de son art en faisant à l’étroite imitation du modèle un sacrifice de sa propre originalité. Là-dessus, nous n’irons pas jusqu’à dire :

Que l’on a des acteurs lorsqu’on en veut avoir,


non, malheureusement. Toutefois, dès qu’on les a bons, il semble qu’il soit aisé de les rendre excellens, et si l’habileté d’un administrateur du Théâtre-Français est quelque part, elle est là. Les uns, qui sont en quelque sorte nés pour le répertoire, on devrait tout faire pour les y enfermer et les empêcher de se disperser dans le drame ou dans la comédie contemporaine. Si doña Sol avait joué moins souvent Hernani, peut-être qu’Andromaque et Phèdre aussi crieraient moins fort. Et quand on est Orosmane, Hippolyte ou Rodrigue, c’est presque trahir trois grands hommes que d’endosser le frac de l’ingénieur Gérard. On a mieux à faire que d’inventer des procédés pour le « lavage de l’or. » Les autres au contraire, dont l’allure, le geste, la voix même sont en quelque façon modernes, on les préserverait avec un soin jaloux de toute excursion dans le domaine classique. Il n’est pas facile d’être à la fois Suzanne d’Ange et Célimène. Si j’étais le marquis de Villemer, je sais bien les rôles que je redouterais d’aborder. Enfin quelques artistes, plus divers, plus ondoyans, plus souples aux métamorphoses, passant à volonté du répertoire classique au drame contemporain, formeraient le