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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/542

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autant qu’à ses manières séduisantes et à son caractère facile d’être « fort à la mode, » si bien, dit-il « qu’il fallait s’y prendre de loin pour l’avoir à souper. » Il vivait ainsi pauvre et libre, facilement consolé de tout par les succès du monde. Il menait gaîment cette existence de jeunesse, choyé par les femmes, dont « l’amitié, dit-il, est plus délicate, plus essentielle, plus généreuse, plus fidèle que celle des hommes, » bien accueilli aussi par tous les hommes distingués du temps qui démêlaient son esprit et à la conversation desquels il savait s’accommoder. C’était alors, selon tous les portraits, un jeune abbé au visage rond et plein, frais et rebondi, avec un front découvert, un regard intelligent et un air de candeur, avec ces « grâces et cette belle physionomie » que Voltaire lui rappelait plus tard. Il avait, si l’on veut, la figure avantageuse d’un homme fait pour le succès.

Recherché ou admis partout, lancé dans cette carrière des plaisirs faciles et des faveurs mondaines, Bernis n’était pas cependant aussi léger qu’il le paraissait, et c’est là précisément le côté moins connu, plus intime de sa vie et de son caractère, que les nouveaux Mémoires aident à saisir. Au fond, Bernis, jusque dans ses frivolités et ses dissipations, avait l’idée de se faire un avenir plus sérieux. S’il avait pu être chevalier de Malte, comme Boufflers un peu plus tard, il aurait accepté volontiers, il serait entré dans l’armée, et il y a même une page de ses souvenirs où il s’attribue assez étrangement quelque vocation militaire ; mais il n’était qu’un petit abbé, il restait abbé, et, si mondain qu’il fût, il ne désespérait pas de se frayer un chemin dans l’église et dans la politique. Il ne se hâtait pas, il prenait même des détours singuliers ; il ne perdait pas courage, et, quand ses amis de Saint-Sulpice, les Montazet, les La Rochefoucauld, qui étaient déjà dans les honneurs ecclésiastiques, lui reprochaient de s’attarder en route, il répondait gaîment : « J’ignore quand je prendrai ma résolution de me mettre en chemin ; mais dès que je l’aurai prise et dès que je commencerai à marcher, je me trouverai devant vous. » Pour cela, il avait son plan. Les vers lui servaient à acquérir quelque « célébrité, » comme il le dit avec candeur. La vie qu’il menait lui servait à connaître le monde, à se familiariser avec la cour, à voir quelquefois des étrangers et à s’initier avec eux aux affaires de l’Europe. Il s’était dit dès le début qu’il y avait quelques années à passer. « Je résolus, ajoute-t-il, d’étudier les hommes de toutes les classes et de tous les ordres, et de m’instruire de la science du cœur humain en m’amusant. Je compris que cette étude du monde me rendrait capable des grands emplois si les circonstances m’y appelaient, mais que du moins il serait bien difficile que, vivant dans la bonne compagnie, m’y faisant aimer et considérer, je ne trouvasse enfin le moyen d’obtenir