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écouter ses « monologues, » — et par le cardinal, qui était, disait-on, un peu plus qu’un ami pour la duchesse du Maine, il était devenu bien vite un des familiers de la petite cour de Sceaux. Par le cardinal aussi il avait été introduit auprès de M. de Torcy, l’ancien ministre de Louis XIV, qui vivait encore et qui écrivait ses mémoires, auprès du chancelier d’Aguesseau, « le grand magistrat qui n’avait d’autre défaut que d’être quelquefois indécis à force de lumières. » Il se liait en même temps avec la fleur des beaux esprits, et même avec ceux qui étaient plus que des beaux esprits, avec Montesquieu, avec le vieux Fontenelle, Maupertuis, Mairan ; il a été lié avec Duclos, Diderot, Marmontel. Il vivait dans tous les mondes. Il était des réunions brillantes, des soupers, pour sa bonne grâce et bientôt pour son goût de lettré ingénieux, pour ses dons faciles de poète de société. Il avait débuté dès 1735 par un morceau d’un tour aimable, une Épitre sur la paresse qui courait les salons ; il avait laissé échapper peu après une épître nouvelle, A mes dieux pénates, qui avait plus de succès encore. Chemin faisant il semait les mots fins, les épigrammes bien tournées, les morceaux d’une gracieuse philosophie, les chansons légères, les bouquets à Iris, et, se souvenant sans doute qu’il était abbé ou pour faire sa cour au cardinal de Polignac, il commençait une sorte de poème didactique, une série de chants sur la Religion vengée. C’était son monument ! Les épîtres au tour léger et les madrigaux valaient peut-être mieux.

Assurément les vers de la jeunesse de Bernis et ceux où il se jouait encore, le Palais des heures ou les Quatre points du jour, les Quatre saisons, l’ode sur l’Amour papillon, les épîtres sur le Goût, sur la Volupté, sur la Mode, sur l’Indépendance, ces vers ne sont pas une œuvre de forte imagination[1]. Ils continuent l’école du Temple, le genre des Chaulieu et des La Fare. Ils ont cette profusion de mythologie, de couleurs et de fleurs qui a valu à l’abbé le piquant surnom de « Babet la bouquetière. » Ils vont avec les vers du duc de Nivernais et les impromptus de Sainte-Aulaire. Tout n’est cependant pas banal et suranné dans ces poésies. Il y a parfois de la finesse, du goût, des traits d’un sentiment vrai et d’une raison aiguisée, une certaine mollesse aimable, une certaine grâce d’épicuréisme. Ces vers, tels qu’ils étaient, faisaient de Bernis un des poètes, un des petits poètes de ce moment du siècle. Il devait à ses vers

  1. On serait peut-être étonné de la quantité d’éditions qu’ont eues les œuvres de Bernis à Paris, à La Haye, à Londres, à Genève. La dernière est de 1825. Les Quatre saisons, qui comptent parmi ses meilleures poésies et dont Voltaire parlait si souvent, coururent les salons en manuscrit assez longtemps avant d’être publiées. On lit dans une lettre de Mme Du Châtelet à Saint-Lambert, qui faisait son poème sur le même sujet : « M. l’abbé de Bernis fait un poème des Saisons, on le dit même fort avancé. Si j’en puis voir quelque chose, je vous en instruirai. » Voir les Lettres de Mme Du Châtelet publiées par M. Eugène Asse.