Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/545

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

emporté loin de mes devoirs par la légèreté de mon esprit, par la vivacité de mon âge, par la force de mes passions, mais que je mourrai avant de cesser d’être honnête… » Bernis répondait de même au cardinal de Fleury, puis à l’évêque de Mirepoix, Boyer, qui tenait la feuille des bénéfices et qui lui disait : « Sous-diacre, une abbaye, — prêtre, deux ans grand-vicaire et puis évêque. Si vous ne prenez pas les ordres, vous n’aurez rien. » Au cardinal, Bernis avait dit gaîment : « J’attendrai ! » à l’évêque de Mirepoix, il disait : « Je réfléchirai ; je ne vous conseillerais pas de faire les mêmes propositions à tout le monde, vous seriez accepté. » Ces personnages gardent je ne sais quoi de sérieux jusque dans leur vie légère ; souvent aussi, il est vrai, ils traitent légèrement les choses sérieuses : ils sont en cela de leur temps. Leur grâce et leur faiblesse, leur originalité est d’être en tout et jusqu’au bout des mondains. Un bon mot aide à leur fortune ou les console, et celui de Bernis à Fleury avait assez de succès pour lui faire oublier sa disgrâce.

Le moment où Bernis commence à se dégager, à « se mettre en chemin, » comme il le disait, c’est 1745, l’année de Fontenoy, l’année aussi où un astre nouveau se lève à la cour avec celle qui est encore Mme d’Étioles, qui va être Mme de Pompadour. L’abbé venait d’entrer à l’Académie française à la fin de 1744, un an après le duc de Nivernais, son contemporain. Il avait été élu un peu pour ses vers, beaucoup pour sa naissance et sa réputation d’homme brillant, malgré la guerre que lui avait faite Mme de Tencin. Il n’avait pas trente ans, et le caustique Piron saluait son élection de cette épigramme qui pouvait atteindre à la fois l’Académie et l’abbé : « C’est avoir bien jeune les invalides. » Il avait conquis ce qu’on appelait en ce temps-là le « tabouret de l’esprit. » Son discours d’entrée à l’Académie est un aimable compliment où il se plaît à célébrer l’alliance des gens du monde et des gens de lettres, en rappelant les noms de Saint-Évremond, de La Rochefoucauld, de Bussy ; mais une bien autre aventure pour lui, une aventure qui n’avait rien d’académique, c’était, au moment de la faveur naissante de Mme d’Étioles et du départ du roi pour la campagne de 1745, de se trouver engagé presqu’à l’improviste dans la familiarité de la nouvelle favorite. Bernis, il faut le dire, n’avait été pour rien dans l’intrigue qui venait de donner au roi pour maîtresse une jeune bourgeoise née avec l’ambition de plaire, parée de tous les agrémens, dont on a dit que « l’ensemble de sa personne semblait faire la nuance entre le dernier degré de l’élégance et le premier de la noblesse. » Il ne connaissait la brillante femme que pour l’avoir vue, gracieuse et légère, chez la comtesse d’Estrade, sa parente ; il avait toujours refusé jusque-là, il l’assure, de répondre à ses invitations, de paraître dans son salon, où bien d’autres