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le représenter au roi comme le premier venu, puisqu’on savait sa naissance, ni comme un sot puisqu’on connaissait ses talens, mais qu’il l’avait représenté au roi « comme un esprit plus tourné du côté de l’imagination que du côté du bon sens. » — « On voulait vous envoyer en Pologne, ajoutait M. de Puysieulx ; j’ai insisté sur le danger qu’il y avait de vous donner une commission si délicate et j’ai consenti enfin, quoique avec peine, à l’ambassade de Venise par la raison que, si vous faisiez des sottises, elles ne seraient pas importantes. » Confidence pour confidence, l’abbé avouait au ministre qu’il avait tout fait pour se passer de sa protection, et ils restaient fort bons amis. Bernis entrait ainsi dans la carrière politique sous le pavillon de Mme de Pompadour, accompagné des préventions des gens sérieux, de tous les souvenirs d’une jeunesse légère et de ses petits vers, des malignités de cour qui s’attachent aux fortunes nouvelles. Il était homme à déjouer les épigrammes et à ne pas rester en chemin. Il dépassait à ce moment trente-six ans. Il avait mûri plus qu’on ne pensait dans cette vie de société qu’il menait depuis quinze ans. Tout petit poète qu’on le croyait encore, il avait assez observé, assez réfléchi pour se former un jugement fin, pour pouvoir donner un conseil utile sur les affaires les plus délicates, même sur les querelles du parlement et du clergé qui s’animaient plus que jamais. Il s’était familiarisé avec l’histoire, avec la diplomatie, il avait une certaine connaissance des intérêts et des traditions des cours, l’expérience des hommes, l’usage du monde, l’esprit délié et l’art de s’exprimer avec justesse. Ce sont déjà les caractères de son ambassade à Venise, de cette ambassade qui pouvait l’exposer à être oublié, mais qui avait aussi pour lui l’avantage de le dépayser momentanément, de lui laisser le temps de devenir un homme nouveau avant de reparaître à Versailles.


II

Cette ambassade de Venise, c’est l’apprentissage de Bernis dans la politique. Il avait commencé par un coup de maître. On l’avait chargé, peut-être pour le mettre à l’épreuve et lui tendre un piège, de découvrir en passant à Turin le secret d’un traité entre la Sardaigne et l’Espagne. Là où d’autres avaient échoué, il avait réussi par un mélange de bonhomie et de gracieuse franchise auprès du roi de Sardaigne et de son premier ministre Ossorio. Il avait reçu communication du traité mystérieux qu’il se hâtait d’envoyer à Versailles, et dans une conversation avec le ministre Ossorio il disait un mot que l’avenir seul devait confirmer : « Croyez-moi, monsieur, vous ne pouvez rien faire de grand qu’avec nous. » A Venise, où il arrivait après avoir visité les petites cours de Parme,