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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/549

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de Modène, il avait été précédé par son éternelle et ironique réputation d’homme aimable et de cadet de famille sans ressource. Dès son arrivée il se fait un devoir et un jeu de tromper toutes les prévisions. Il paraît à Venise comme un ambassadeur plein d’amabilité vraiment, mais en même temps sérieux, montrant une dignité avisée, évitant les galanteries « dans un pays où ce n’est point un vice, » et ayant une représentation honorable, « une maison décente, bien meublée, où l’on ne voit rien qui sente le cadet de Gascogne. »

C’est un ambassadeur qui sait son monde, qui a l’art de se faire aimer et respecter en entrant dans les mœurs du pays, en ne gardant « de l’esprit de sa nation que les grâces qui font plaire sans aucune teinture de cette présomption qui nous fait haïr des étrangers. » C’est un fin diplomate qui se dit « qu’un ministre habile sait faire d’un million de petites choses une chaîne qui mène aux grandes. » Il ne néglige aucune de ces « petites choses, » et c’est ainsi qu’en peu de temps, sans affectation, par une conduite bien entendue et des soins habiles, Bernis réussissait à gagner le peuple et la noblesse aussi bien que le sénat, et à se créer une position particulière parmi les agens étrangers. Il inspirait assez de confiance pour obtenir ce que d’autres n’avaient pas obtenu, pour devenir une sorte de médiateur dans les différends qui existaient entre la république et le pape, pour accoutumer le gouvernement vénitien à l’idée d’une sorte de protectorat de la France. Pendant ces années d’ambassade, 1752-1755, Bernis avait vu passer dans la ville de l’Adriatique une foule de visiteurs plus ou moins illustres, princes étrangers, grands seigneurs de tous les pays, le prince d’Anspach, le duc et la duchesse de Wurtemberg, les Esterhazy, les Lubomirski, les Lauraguais, les Brancas. Il avait eu notamment à faire les honneurs de Venise à un prince français, le duc de Penthièvre, à qui il avait ménagé une réception privilégiée. Pour tous les visiteurs, il avait une hospitalité attrayante, assez magnifique. Sa maison était la seule de Venise où les étrangers de distinction fussent reçus, et Algarotti pouvait écrire au roi Frédéric II de Prusse : « Je vois assez souvent M. l’ambassadeur de France, qui est bien fait pour vous représenter la plus aimable nation du monde. Il se flatte que la route où il est entré pourra le mener faire sa cour à votre majesté ! .. » L’abbé ambassadeur ne négligeait rien pour rehausser sa mission, et lorsque ses amis de France s’effrayaient pour lui des dépenses de ces réceptions, il se consolait en songeant que cela lui serait compté à Versailles. Il ne se trompait pas entièrement.

De cette résidence de Venise, insignifiante pour un agent insignifiant, l’abbé avait su faire en quelques années une sorte de poste