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même région, trois de ces vastes fosses dans lesquelles, lors de leur triomphe suprême, les chrétiens précipitèrent les vaincus de la grande bataille qui se livrait dans les âmes depuis quatre siècles. Statues des dieux, statues de leurs prêtres et de leurs adorateurs, tout ce qui rappelait l’ancien culte et ses odieux symboles était tombé sous la hache et sous le marteau. Les idoles étaient à bas ; mais qui sait ! peut-être les gentils, après avoir laissé passer l’orage, chercheraient-ils à recueillir ces débris de tout un monde divin, à relever sur leurs bases les statues renversées ; peut-être leur piété rendrait-elle à ces victimes des hommages semblables à ceux dont les premiers chrétiens entouraient les restes de leurs martyrs. Il fallait éviter ce danger ; on enterra donc, on cacha tous ces morts dans des ravins écartés. Les bourreaux des confesseurs de la foi s’étaient souvent acharnés à réduire en cendres les cadavres des condamnés pour les soustraire à la tendresse de leurs coreligionnaires et surtout pour leur enlever cette espérance de la résurrection des corps qui avait soutenu le fidèle au milieu des supplices[1]. La haine des chrétiens pour l’idolâtrie eut ici des raffinemens du même genre. Les têtes des statues furent jetées dans un trou, dans un autre les torses ; un troisième reçut les bras et les jambes. Pour restituer une figure, il aurait fallu tout l’art et toute la patience de ces habiles praticiens que les musées emploient à la restauration des marbres et des vases. Ce n’était pas sur place et au cours de leurs fouilles que M. de Vogüé et Duthoit pouvaient songer à entreprendre une de ces lentes et laborieuses recompositions, un travail comme celui qui, de plusieurs centaines de fragmens, a tiré les statues des frontons d’Égine telles que nous les voyons à Munich. Pour en apporter en France les matériaux, il aurait fallu en charger tout un navire, et la valeur esthétique des figures cypriotes n’aurait peut-être pas justifié tant d’efforts et de dépense. On se contenta donc de choisir, dans les trois dépôts, les fragmens les mieux conservés. Sans parler de curieux ex-voto et de morceaux intéressans à divers titres, on put tirer de ces débris une centaine de têtes plus ou moins bien conservées.

La mission rapportait de plus, outre des inscriptions phéniciennes, cypriotes et grecques, des fragmens de décoration architecturale, des chapiteaux, qui ont attiré l’attention des historiens de l’art par l’étrange té de leurs formes[2]. Tous ces objets vinrent

  1. On trouvera, à ce sujet, de bien curieuses observations dans une dissertation de M. Edmond Loblant, intitulée Mémoire sur les martyrs chrétiens et les supplices destructeurs du corps, dans les Mémoires de l’Académie des inscriptions, t. XXVIII.
  2. M. Chipiez a tiré grand parti de ces chapiteaux pour jeter quelque jour sur la question des sources orientales de l’ordre ionique ; on les trouvera figurés et appréciés dans son Histoire critique des origines et de la formation des ordres grecs, au chapitre de la Phénicie (p. 123).