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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/601

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L’ÎLE DE CYPRE.

faisait force de rames, et le tour était joué. Il était moins facile de dissimuler les trois cent soixante lourdes caisses qui se trouvaient empilées dans les magasins du consulat ; pas de procédé d’escamotage qui pût servir en pareille occurrence. Attendre un bâtiment de guerre américain, que le ministre avait fait espérer, c’eût été s’exposer à de trop longs retards ; le consul prit le parti de noliser un navire de commerce qui déchargeait sa cargaison à Larnaca et qui risquait de repartir sur lest.

Le moment venu, quand il envoya demander à la douane un permis d’embarquement, le chef douanier lui fit communiquer, en réponse, deux télégrammes de la Porte, dont le dernier était arrivé le matin même ; c’était un ordre, adressé au pacha, d’avoir à empêcher le consul américain de rien faire sortir de l’île. Les termes étaient précis, la défense formelle ; une corvette turque était mouillée en rade, juste en face du consulat, comme pour prêter main-forte à l’autorité. Le cas était grave ; malgré son assurance, M. de Cesnola se demandait jusqu’où il pouvait aller sans risquer de compromettre son propre prestige et celui de son drapeau ; il était assez sombre, et, contre son ordinaire, il commençait à voir les choses en noir.

Près de lui se tenait un de ses drogmans, son homme de confiance, Bechbech (mot à mot, en turc, cinq-cinq), Bechbech n’avait de turc que ce nom bizarre ; c’était un Grec pur sang, subtil et délié comme un diplomate du Phanar. Depuis que le général s’était mis à fouiller un peu partout, c’était Bechbech qui parcourait l’île pour son compte, qui flairait les occasions, traitait avec les propriétaires du sol ou les détenteurs d’objets précieux, embauchait les ouvriers et les surveillait en l’absence du consul, souvent rappelé à Larnaca par ses devoirs officiels ou ses affections de famille. M. de Cesnola doit beaucoup, — il le proclame lui-même, — au zèle et à l’intelligence de celui qu’il appelle « un des hommes les plus laids, mais aussi l’un des serviteurs les plus fidèles qu’il ait jamais rencontrés. » Il nous en trace, à ce propos, un portrait et il nous en raconte un tour de maître qui justifient amplement l’une et l’autre de ces épithètes. Il nous le montre avec son long nez et ses paupières éraillées, toutes bordées de rouge, levant sur son patron, qui se promène à grands pas dans la chambre, des yeux dont la vivacité malicieuse se dissimule mal derrière de larges lunettes bleues. Sous la pression de ce regard, qui semble l’interroger, le consul s’arrête tout d’un coup, et d’une voix qui veut paraître résolue : « Il faut pourtant, dit-il à son confident, que toutes les caisses soient aujourd’hui même à bord de la goélette, il le faut, Bechbech. — Excellence, répond celui-ci, les télégrammes dont vous a parlé le gouverneur général contenaient bien, n’est-ce pas,