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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/602

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une défense adressée au consul américain de rien exporter ? — Mais oui, je te l’ai dit et redit ; pourquoi me le faire répéter ? » Alors Bechbech, de son ton le plus doux et le plus posé : a Excellence, était-il question dans ces télégrammes du consul de Russie ? — Non, pas que je sache, » répliqua tout joyeux M. de Cesnola ; il avait déjà saisi l’idée de son drogman.

On sait les relations cordiales qui existent entre les cabinets de Saint-Pétersbourg et de Washington. Le poste de consul russe à Larnaca n’ayant pas alors de titulaire, M. de Cesnola avait été chargé d’en remplir jusqu’à nouvel ordre les fonctions ; il avait donc, pour le moment, le droit de parler au nom du tsar aussi bien qu’au nom du président Grant, et Bechbech avait tout d’abord compris quel parti l’on pouvait tirer de cette double qualité. Les Turcs sont formalistes ; ils savaient d’ailleurs que M. de Cesnola avait le bras long ; ils y regarderaient à deux fois avant de se donner, à son égard, même l’apparence d’un tort. « Cours à la douane, répliqua le consul, et dis au directeur que je désire voir les deux télégrammes. » Bientôt après ce fonctionnaire se présentait lui-même avec les dépêches et priait Bechbech de les traduire au consul, sur quoi celui-ci lui posait cette question imprévue : « Avez-vous des ordres qui interdisent au consul de Russie d’exporter des antiquités ? » L’effendi réfléchit, relut ses dépêches et fut obligé de reconnaître qu’elles ne concernaient que le consul d’Amérique ; il avoua ne pas pouvoir refuser le permis, si M. de Cesnola le demandait à titre de consul de Russie.

Un quart d’heure après Bechbech avait l’ordre en main, et tous les portefaix de Larnaca travaillaient à disposer les caisses dans les mahonnes qui devaient les conduire à la goélette. Avant le soir, elles étaient toutes à bord, et, dans la nuit, le bâtiment mettait à la voile ; il partait pour Alexandrie, d’où la collection devait être réexpédiée à Londres. « La joie que m’avait causée cette solution inespérée avait été de courte durée, dit M. de Cesnola. J’avais bien des appréhensions en songeant au poids de la cargaison et aux bourrasques qui, à cette époque de l’année, s’abattent souvent sur la mer de Syrie. Tous mes trésors étaient là, sans une assurance pour couvrir les risques. Mon fidèle Bechbech accompagnait bien le précieux dépôt ; mais pour le défendre contre la tempête et contre l’arbitraire turc, il n’avait que les ressources de son esprit, et le petit drapeau grec qui flottait à la pointe du mât !

« Un mois, un long mois s’écoula avant que je connusse le sort de ma cargaison et de mon cher drogman. Au bout de ce temps, un matin, la porte de la chancellerie s’ouvrit et me laissa voir, souriante et joyeuse, la tête de Bechbech ; il venait m’annoncer le plein succès de son entreprise. En ce moment, je l’avoue, je le