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L’ÎLE DE CYPRE.

trouvai presque beau ; jamais je n’avais contemplé visage humain avec tant de plaisir. Il me raconta son odyssée. Mes craintes n’avaient pas été vaines. Le gros temps avait obligé le capitaine à relâcher, pendant une semaine, à Port-Saïd. Quand enfin on était arrivé à Alexandrie, aucun bâtiment n’étant en partance pour Londres, Bechbech avait dû attendre encore une huitaine ; il ne s’était décidé à revenir qu’après avoir vu dûment emmagasinées, dans la cale d’un paquebot de la compagnie péninsulaire et orientale, toutes les caisses qui lui avaient été confiées.

« L’embarquement, à Larnaca, s’était fait trop vite pour que le gouverneur général, qui réside à Nicosie, dans la Mesoria, eût pu être consulté et prévenu ; il n’apprit ce qui s’était passé que quelque temps après, en retournant à Constantinople, où il était rappelé pour prendre d’autres fonctions. Ce récit l’amusa beaucoup ; il déclara que l’affaire avait été menée avec une rare habileté. « M. de Cesnola aurait mérité, dit-il, de naître Turc ; il aurait fait un beau chemin dans la diplomatie orientale. »

Le plus difficile était fait ; la collection parvint sans encombre en Angleterre ; on aurait vivement désiré l’y retenir. C’eût été tout bénéfice pour la science ; les savans de l’Europe eussent été trop heureux de trouver tous ces monumens réunis à portée de l’œil et de la main, dans les salles du Musée britannique. Celui-ci rencontra, par malheur, un compétiteur inattendu, le Musée métropolitain de New-York (Metropolitan museum of art). L’initiative privée venait de donner naissance à cet établissement, et il disposait déjà de ressources assez considérables pour faire concurrence, sur le marché de l’art et de la curiosité, aux galeries publiques de la vieille Europe, voire aux plus richement dotées, comme celles de Londres[1]. Pour ce musée naissant, qui ne voulait point se grossir de Raphaëls apocryphes et de Rubens douteux, ce serait une bonne fortune inespérée et presque inouïe que de s’assurer la possession d’une suite de monumens antiques dont la découverte avait été un événement et qui n’avaient nulle part leurs pareils. Les amateurs intelligens et généreux qui avaient lancé cette entreprise hardie pouvaient faire là un vrai coup de partie. Les trustees se mirent donc en rapport avec M. de Cesnola ; on insista sur cette idée qu’il lui siérait, toutes conditions étant d’ailleurs égales, de donner la préférence à sa patrie d’adoption, au pays où il avait trouvé l’honneur et la fortune, l’alliance d’une famille honorable et les avantages d’une situation officielle justement considérée. De plus, lui disait-on, sa collection, isolée dans un musée dont elle

  1. Sur les origines de ce musée, on pourra consulter une étude de M. E. Chesneau dans la Revue du 15 octobre 1871, intitulée le Metropolitan museum of art à New-York.