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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/667

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penser n’y virent rien ; mais, dès qu’il fut seul avec ses officiers les plus dévoués, ses émotions éclatèrent par des exclamations d’étonnement, d’humiliation et de colère. Quelques instans après, il fit venir plusieurs autres militaires pour remarquer l’effet que produirait sur eux une aussi étrange nouvelle. Il vit une douleur inquiète et la confiance dans la stabilité de son gouvernement tout ébranlée. »

Saulnier, d’autre part, rapporte que l’empereur « appela cette conspiration un malheur honteux et qu’il en fut profondément affecté. » C’est aussi dans Saulnier que se trouve relatée la fameuse apostrophe à Cambacérès : « Qu’avez-vous fait du sang de mes soldats, si légèrement, si imprudemment versé ? Ne vous avais-je pas autorisé à suspendre l’exécution de la condamnation à mort ? Je sais que vous l’avez fait à l’égard du colonel Rabbe, mais cela ne suffisait pas. Les chefs seuls du complot devaient périr. » Mais le témoignage de Saulnier se trouve en ce point contredit par celui de M. le duc de Cambacérès, auquel on doit la publication d’une lettre de l’empereur à son cousin l’archichancelier qui décharge complètement ce dernier. Quoi qu’il en soit, on conçoit que Napoléon ait ressenti une profonde irritation contre tous ces hauts dignitaires de la couronne et contre ses ministres. A la première entrevue qu’il eut avec eux lors de son retour, il leur adressa cette sanglante sortie : « Eh quoi, c’est un prisonnier d’état, homme obscur, qui s’échappe pour emprisonner à son tour le préfet, le ministre même de la police, ces gardiens de cachot, ces flaireurs de conspiration, lesquels se laissent moutonnement garrotter. Vous me croyiez mort, dites-vous ; je n’ai rien à dire à cela. Mais le roi de Rome ! vos sermens ! vos doctrines ! Vous me faites frémir pour l’avenir. »

Il y avait en effet de quoi faire frémir l’âme la plus intrépide, et si l’empereur n’eût pas été dès ce moment emporté par le tourbillon des événemens qui précipitèrent sa chute, il n’eût pas laissé derrière lui tant d’ennemis cachés ou de complices de ses ennemis qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour le trahir. Il ne se serait pas contenté de faire un exemple avec Frochot, qu’il destitua ; il eût compris deux ans plus tôt la nécessité d’épurer son entourage et de régénérer par l’infusion d’un sang nouveau une administration vieillie. La conjuration Malet lui donnait à cet égard toute latitude ; il semblait qu’elle autorisât dans le gouvernement de profondes réformes. C’était le moment opportun de les faire. Plus tard, quand Napoléon appellera Benjamin Constant, il ne sera plus temps.


ALBERT DURUY.