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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/707

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il en a retenu les grandes lignes, les péripéties et le dénoûment, il pourra se figurer qu’il assiste à la représentation du drame. Le drame en effet suit le roman de très près, on pourrait dire pas à pas, et M. Cherbuliez a pu se contenter de sacrifier quelques préparations, de supprimer quelques épisodes et de presser un peu le mouvement du dialogue pour en faire une pièce qui comptera parmi les plus curieuses, les plus originales et les plus généreusement inspirées qu’on ait vues depuis longtemps. J’imagine que M. Maquet, le collaborateur de M. Cherbuliez dans cette adaptation du roman au théâtre, a dû revivre les grands drames de sa jeunesse romantique, et les poétiques inspirations du temps où l’on croyait encore à l’idéal, en se trouvant transporté dans ce monde où la folie de l’amour, la folie du patriotisme et la folie de la croix se disputent un cœur polonais.

On prétend ou plutôt on a prétendu, — car il va falloir cesser de le prétendre, — qu’un roman de la famille des romans de M. Cherbuliez, c’est-à-dire où la préparation psychologique des moindres incidens et l’analyse approfondie des caractères sont relevées du style à la fois le plus spirituel et le plus habile à fouiller la pensée dans son plus impénétrable secret, perd et doit perdre au théâtre le meilleur de lui-même. Il y a pourtant manière de s’y prendre, et deux fois, à huit jours d’intervalle, M. Cherbuliez s’y est pris avec autant de bonheur que d’adresse. Et si quelques parties semblent avoir perdu quelque chose de leur charme, quelques autres ont gagné beaucoup à la transposition. En voici un exemple : dans le roman, c’était le comte Ladislas Bolski lui-même qui, dans une ville d’Allemagne, ayant ouvert une souscription en faveur d’un compatriote malheureux, d’un vrai Polonais caracolant, lui-même aussi refusait, d’un mot de billet, l’argent russe de Mme de Liévitz. Dans le drame au contraire, c’est par la comtesse Bolska que la souscription est ouverte, et c’est elle qui renvoie les mille francs de la comtesse de Liévitz. C’est donc à elle que Mme de Liévitz vient en personne se plaindre de l’injure ; c’est à elle, sous les yeux de Ladislas et de Tronsko, là présens, immobiles et muets, qu’elle demande s’il existe par hasard une charité russe et une charité polonaise, et c’est immédiatement sur le fils qu’elle fait retomber la responsabilité de l’outrage et son ressentiment.

Voilà une scène de la plus heureuse et de la plus adroite invention : par un simple changement de temps et de lieu, ce qui n’était dans le roman qu’un épisode est ici devenu sans effort toute l’exposition et le germe fécond du drame. L’obstination hautaine de la comtesse Bolska dans son refus d’accepter l’argent russe pour soulager une misère polonaise, — l’immobilité glaciale de Ladislas Bolski, le combat qu’il soutient contre lui-même, — la curiosité demi-sceptique, demi-sympathique de Tronsko, cherchant à lire sur les traits du « petit » s’il serait