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Votre regard s’arrête au flanc noir de la nue :
Moi, j’en verrai là-haut le côté lumineux,
J’embrasserai de l’âme une sphère inconnue,
Je toucherai des mains ce qui fuit à vos yeux.
Montons ; le vent se meurt au pied du roc immense,
Le doute ne saurait flotter sur ce haut lien.
Montons ; enveloppé de calme et de silence,
Sur ces larges trépieds j’entendrai parler Dieu.
L’air aspiré là-haut vivra dans ma poitrine,
Dans l’ombre de la plaine un rayon me suivra ;
Ceux qui m’ont vu gravir pesamment la colline
Ne reconnaîtront plus l’homme qui descendra.


S’il est repris quelquefois par les influences d’en bas, si les intérêts et les passions de la fourmilière humaine le détournent de son œuvre, il se souvient d’Antée, le bon géant, qui, abattu par Hercule, retrouve toute sa vigueur et se redresse chaque fois qu’en tombant il a touché la terre maternelle. Toi aussi, dit-il à ce héros moral dont la pensée ne le quitte pas, — toi aussi, poète, tu es le bon géant, fils de la terre, élève de la nature. Au moment même où l’hercule vulgaire t’a renversé sur le sol, tu te relèves plus fort :

Rapide, tu brandis tes poings couverts du ceste.
Tes bras sur le vainqueur dans sa gloire troublé.
Frappent comme un fléau sur la gerbe de blé ;
Et le monde, étonné de ta métamorphose,
Voit fléchir sur ses reins le lutteur de la prose.


Fort bien ; voilà des vers superbes et d’héroïques élans, mais cette moelle des choses est-elle toujours aussi salutaire que le poète l’a pensé ? La nature, toute pleine de révélations, est aussi toute pleine d’embûches. Le premier de ces pièges, nommons-le franchement, c’est le panthéisme. A force de chercher Dieu dans la nature on oublie de le chercher dans la conscience. En face de l’arbre gigantesque, on dédaigne « le roseau pensant. » Il est bien beau, cet arbre, dans sa majesté sereine et impassible. Rien ne le trouble, rien ne l’émeut, il ne connaît ni le désir, ni le doute, ni aucun tourment intérieur. O calme ! ô force ! l’être ne vau-il pas mieux que la vie ? La sève qui monte dans ses tissus, toujours pure, toujours tranquille, ne vaut-elle pas mieux que le sang brûlé de nos veines ? Bien plus, sans effort, sans labeur, il sait maintes choses que nous ignorons, cet arbre auguste et souverain ; il n’est pas détaché comme nous du réservoir de la vie universelle, il tient aux flancs de l’éternelle Cybèle, à ces flancs où dorment tous les germes, où se préparent toutes les manifestations de la substance unique ; il touche à Dieu ! C’est trop peu dire encore ! il est