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lui-même une part de Dieu, une part plus belle que l’humanité, car elle est aussi puissante et bien autrement douce. Que vous en semble ? Voilà l’homme qui abdique devant la divinité du grand arbre !

Ah ! moi, je sens qu’une âme est là sous ton écorce.
Tu n’as pas nos transports et nos désirs de feu,
Mais tu rêves, profond et serein comme un dieu.
Ton immobilité repose sur ta force.
Salut ! un charme agit et s’échange entre nous.
Arbre, je suis peu fier de l’humaine nature ;
Un esprit revêtu d’écorce et de verdure
Me semble aussi puissant que le nôtre et plus doux.
Verse à flots sur mon front ton ombre qui m’apaise ;
Puisse mon sang dormir et mon corps s’affaisser !
Que j’existe un moment sans vouloir ni penser ;
La volonté me trouble et la raison me pèse.


On dirait presque du Schopenhauer : la volonté me trouble ! C’est aussi la volonté que maudit le pessimiste misanthrope, le sinistre et ridicule athée des tavernes de Francfort. La grande différence pourtant, hâtons-nous de le dire, c’est que, même dans ce délire extraordinaire, l’auteur des Odes et Poèmes n’abandonne jamais la recherche de : Dieu. Le bouddhiste germanique, en condamnant la volonté à mort, prétend détruire l’œuvre de Dieu, c’est-à-dire de ce dieu absurde qui n’est pour lui qu’une volonté monstrueuse dépourvue d’intelligence ; au contraire, M. Victor de Laprade, en cette phase de sa passion douloureuse, ne se débarrasserait de la volonté que pour se reposer plus doucement dans la conscience de Dieu, du Dieu qui est la raison suprême et la suprême bonté :

Le chêne a le repos, l’homme a la liberté…
Que ne puis-je en ce lieu prendre avec toi racines !
Obéir, sans penser, à des forces divines,
C’est être dieu soi-même et c’est ta volupté.


Le plus beau, le plus étrange de ces poèmes consacrés à l’ivresse de la nature, c’est celui que l’auteur a intitulé Hermia. Hermia est véritablement la vierge du panthéisme : elle est née au printemps en des conditions toutes mystérieuses. André Chénier a parlé quelque part de cette cavale des légendes populaires qui court par les vallées, agitée d’amoureux aquilons ?

Et, n’ayant d’autre époux que l’air qu’elle respire,
Devient épouse et mère au souffle du zéphire.