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planter sa tente ; les hauteurs sacrées désormais, ce seront pour lui les hauteurs de l’âme, la région qu’habitent les héros, l’idéale patrie de Léonidas et de Caton, de Jeanne d’Arc et de Corneille.

Pendant que M. de Laprade poursuivait ce travail de rénovation intime, si curieux à étudier de près, les circonstances extérieures venaient lui offrir à la fois une aide et un péril : une aide en l’excitant aux devoirs virils de la vie, un péril en l’arrachant à ses pensées de sympathie humaine. C’était l’heure où certains amis du régime de 1852, dans un zèle aussi maladroit que servile, semblaient n’avoir d’autre but que de semer la haine sous les pas du souverain, où un ministre illettré affichait la prétention de créer une littérature d’état et persécutait sottement l’enseignement supérieur, où Sainte-Beuve lui-même, un esprit si libre, si avisé ! répétait ce mot de littérature d’état et le commentait à sa manière, où le nom de clérical, appliqué aujourd’hui à tort et à travers, était inventé par les complaisans pour attaquer les principes libéraux, et le premier de tous, la liberté de conscience ! L’auteur des Poèmes évangéliques se crut personnellement atteint, il riposta. Ce furent d’abord des ripostes générales, des réclamations philosophiques, par exemple telle ou telle page de ses Questions d’art et de morale (1861) ; mais, à propos de ce livre même et de la nouvelle attitude du poète, Sainte-Beuve lui ayant dit un jour dans un article plein de perfidies sournoises (septembre 1861) : « Politique lamartinien, retournez rêver dans vos bois, » M. de Laprade y retourna en effet pour y chercher ses armes. Il s’était rappelé ces vers de la Muse armée, une des belles pièces des Symphonies :

Descends donc aujourd’hui, poète ; il n’est plus l’heure
D’écouter les soupirs des flots ou des rameaux ;
C’est l’âme des humains qui s’agite et qui pleure,
Va retrouver ton peuple et souffrir de ses maux.
Viens faire, au cœur de ceux qui frappent dans l’arène,
Sonner les rythmes fiers appris dans les grands bois.
Tu sais tailler aussi les javelots de frêne ;
C’est le jour d’épuiser ta lyre et ton carquois,
Viens ! la toison de l’ours flotte sur tes épaules,
Emprunte à nos forêts leurs divines terreurs ;
Entraîne sur tes pas le vrai peuple des Gaules,
De la faux implacable arme tes laboureurs.
Abdique enfin ta paix, musc rêveuse et lente,
Avec ce flot vengeur descends de ton glacier ;
Marche, et lève à nos yeux ta hache étincelante,
La neige des sommets en a trempé l’acier.


L’acier de la hache trempée dans la neige, la peau d’ours sur l’épaule, le javelot taillé dans le Irène, ces images exprimaient bien