Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 31.djvu/755

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la colère du poète contre le critique d’état. La muse rêveuse et lente était devenue la muse vengeresse. Il y eut là des coups formidablement assénés… Mais pourquoi réveiller ces souvenirs pénibles ? Tout cela est oublié aujourd’hui. Vieilles colères, vieux fantômes, le temps a tout dissipé. Entre cette âme généreuse et ce merveilleux esprit, il n’était pas impossible de rétablir les sentimens des premiers jours. L’amitié s’est chargée de ce soin. Le bon Chantelauze, ami dévoué du critique autant que du poète, s’est employé, non sans succès, à réconcilier les muses irritées[1].

Les colères de l’esprit de parti ne valent pas mieux pour un poète que les colères de l’amour-propre. Si j’ai regretté que M. Victor de Laprade ressentît aussi vivement d’insignifiantes piqûres, je regrette bien plus qu’un talent de cette élévation et de cette vigueur se soit laissé entortiller un instant dans les liens d’un parti étroit. Pourquoi ces invectives contre les Italiens au sujet de la statue élevée à Machiavel ? M. de Laprade est-il encore dupe de l’équivoque renommée du grand patriote italien ? Ignore-t-il son tragique martyre ? Il faut laisser à Frédéric le Grand le soin hypocrite de réfuter l’auteur du Prince. La critique impartiale de notre temps sait que, dans les drames compliqués du XVIe siècle, Machiavel a été le grand Italien, comme Luther a été le grand Allemand, comme L’Hôpital et Henri IV ont été les grands représentans de la France.

De toutes ces pièces terribles ou amères, les Muses d’état, Ce gueux de Tacite, Jeunes et vieux, etc., qui forment une bonne moitié des Poèmes civiques, je ne veux rien dire de plus. Quel que soit l’éclat du talent dans ces œuvres de combat, les autres recueils de M. de Laprade renferment assez de vers superbes, assez d’héroïques inspirations pour qu’on ne lui fasse pas tort en laissant celles-là dans la pénombre. Lui-même en a supprimé plus d’une page que ses amis avaient désapprouvée. J’aime mieux signaler les deux beaux ouvrages qui suivirent cette période de guerre, les Voix du silence et Pernette. Dans l’un comme dans l’autre, bien que le poète libéral ne désarme pas, on retrouve la sérénité, la sympathie, la grâce, l’intrépidité patriotique et chrétienne, sans nul mélange d’irritation personnelle ou de préoccupations étroites. Que d’inspirations toutes neuves, toutes fraîches, dans maintes et maintes pages des Voix du silence ! le poète y continue ce développement intérieur que nous avons suivi plus haut. Il se reproche d’avoir trop maudit les hommes, d’avoir trop méprisé les multitudes. J’aime beaucoup le symbole de la Silva nova opposé au symbole des vieilles forêts druidiques. Là des aspects farouches et de

  1. On peut lire à ce sujet une noble lettre de M. Victor de Laprade dans la Correspondance de Sainte-Beuve, t. II, p. 195.