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sion de ces légendes infernales, ou du moins fait comprendre par son aspect qu’elles se soient attachées à de pareils lieux : c’est la petite vallée sauvage de Souli, le mauvais Souli, Kako-Souli, pour donner le nom tout entier. Je me rappelle être arrivé en novembre, par le froid et la neige, au fort de Kiafa, qui la domine du haut du rocher dont il occupe la pointe. Juste en face, à travers une klisoura, c’est-à-dire une étroite ouverture taillée à pic dans le roc de la montagne, roulait un torrent, dont le cours reparaissait au loin, avant de se perdre dans la mer, au milieu de marais formés par les pluies des jours précédens. Le soleil venait de se coucher ; ses feux rouges, apparaissant par places sous des nuages noirs, embrasèrent pendant quelques instans une partie du ciel et toutes ces eaux des marécages, du fleuve et de la mer, puis s’éteignirent en livrant tout à la nuit. Sans doute cet effet était accidentel ; mais la disposition des lieux et la nature du pays s’y prêtaient singulièrement. Ce petit fleuve, qui traverse les rochers de Souli, c’est l’ancien Achéron.

Plus près du lac de Janina se trouvait le sanctuaire de Dodone, le plus ancien de tous les sanctuaires de la Grèce, fondé par les Pélasges antérieurement au développement du polythéisme, et non moins vénéré par les races brillantes qui leur avaient succédé. « Grand Zeus, Dodonéen, Pélasgique, qui habites au loin et règnes sur la froide Dodone : » telle est, à un moment décisif de l’Iliade, l’invocation d’Achille. Ainsi, même en plein épanouissement de l’héroïsme achéen, la pensée des guerriers de la Hellade, le royaume de Pelée, se reporte, dans les élans de ferveur religieuse, vers l’ancienne patrie d’au-delà des monts où habite toujours leur grande divinité ; même sur les bords troyens, ils invoquent la lointaine image des rudes et tristes contrées qu’elle a sanctifiées en y établissant sa première demeure. Dodone est pour les Grecs le premier lieu où leur religion ait pris une forme. Un rameau détaché de la grande migration pélasgique qui se dirigeait vers l’Italie y est descendu, et il semble qu’il y ait conçu l’idée d’un dieu unique de la nature et des hommes, dieu de l’air et des orages, dieu de la terre, dont les profondeurs sont remuées par sa puissance mystérieuse, et surtout dieu des eaux fécondes, qui d’un seul point de la montagne jaillissent en sens divers et se répandent en grands cours d’eau. Dans la région de Mezzovo prennent leur source l’Achéloüs, le fleuve le plus considérable de la péninsule hellénique, l’Arachtus, l’Aoüs, le Pénée, un affluent de l’Haliacmon. Bientôt auprès du dieu unique paraît son épouse Dioné, née d’un dédoublement de lui-même, et ainsi se fortifie le principe personnel et bienfaisant qui s’apercevait à peine dans les ombres de la foi primitive. L’apparition distincte de ce principe, c’est la naissance même de la Grèce, qui, seule dans tout l’Orient, confiante et libre, vivifie la foi par le mouvement de l’esprit et l’élan de l’imagination.