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l’ancien esprit saxo-normand ne s’est-il pas manifesté ? Le goût public n’a-t-il pas subi de profondes atteintes et, s’il ne s’est pas modifié malgré ces violentes influences auxquelles l’Europe entière obéissait, ne devons-nous pas en rechercher les causes et remonter plus loin, depuis Shakspeare pendant la réforme, la renaissance, jusqu’au moyen âge, pour y trouver le principe d’une aussi grande vitalité ?

M. Jusserand vient de faire cette exploration : il nous présente dans son livre les origines du drame anglais et il en reconstitue l’histoire depuis la conquête jusqu’aux prédécesseurs immédiats de Shakspeare. Ce sont d’abord les fêtes, pour la cour, pour le peuple, les masques, joyeux divertissemens où l’art dramatique prend de jour en jour une part plus large ; puis, sous l’influence de la noblesse et du clergé, les mystères ou miracles, drames religieux rapidement identifiés qui du couvent passèrent dans l’église et de l’église dans la rue : une immense faveur les accueille, et le peuple ne se lasse pas de ces représentations de carrefour, de ce spectacle nouveau qui plaît à son imagination, dont la grosse licence le fait rire et dont l’éclat l’éblouit et le charme, car « il y avait des machines, des damnés engloutis, une barque traversant la scène. » Mais enfin le clergé s’alarme, les mystères ont perdu leur caractère édifiant ; en 1384, l’évêque de Winchester interdit vainement ces drames satiriques ou scandaleux que la foule applaudit pendant cinq cents ans et dont quelques-uns furent joués malgré la réforme, et du vivant même de Shakspeare. Toutefois, avec le temps, le caractère en avait changé : au fond de la pensée toujours naïve et sincère, nous découvrons peu à peu le germe du drame ou de la comédie future et, dans les textes originaux que nous fournit en abondance M. Jusserand, il est facile de voir se glisser un à un dans les mystères la plupart des élémens qui formeront un jour le théâtre national anglais.

Cependant l’idée religieuse n’était pas la seule qui demandât au théâtre son expression, et la philosophie, qui ne passionna guère moins tous les esprits à la fin du moyen âge, voulut aussi se vulgariser ; les moralités nous montrent alors sur la scène, non pas ces acteurs à la fois joyeux et graves qui interprétaient la Bible au goût du jour et dans le rude langage de la foule, mais de pures abstractions personnifiées ; vertu, vice, innocence, luxure, audace, chrétienté, science, nature, mort, prennent tour à tour la parole, discutent, et ce n’est pas sans étonnement que nous voyons les spectateurs de ce temps-là écouter et suivre avec un patient intérêt ces obscurs et interminables débats, car ce qui faisait le principal attrait des mystères, la vie, manque aux moralités, et, le plus souvent, on n’y trouve que des sermons dialogues. Cette partie du livre de M. Jusserand n’en est cependant pas la moins curieuse ; bien que le-sujet semble aride, il est même à regretter que l’auteur ne lui ait pas donné plus de développement et qu’il se borne à