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comprendre qu’on se donnât la peine de changer de religion, c’est-à-dire de changer d’erreur, et qu’il était toujours tenté de croire que des gens qui disputent avec tant d’ardeur sur ces chimères, et qui même sont capables de braver la mort pour en maintenir la vérité, ont perdu le sens. Sur les chrétiens, comme sur tous les autres fanatiques de ce siècle, voilà quelle devait être son opinion.

On peut voir dans le livre de M. Aubé la liste assez longue des passages où l’on a cru que le satirique faisait allusion aux chrétiens ; mais il faut beaucoup de complaisance pour les y reconnaître. En réalité, il n’a parlé d’eux que deux fois, dans le dialogue du Faux Prophète et dans celui où il raconte la mort de Pérégrinus[1].

Le Faux Prophète est dirigé contre un charlatan célèbre de cette époque, Alexandre d’Abonotichos, qui se faisait passer pour devin et prétendait qu’il était l’objet des faveurs de la Lune. « Comme il savait que la vie humaine est soumise à deux tyrans impérieux, l’espérance et la crainte, et qu’un homme qui saurait à propos exploiter l’une et l’autre arriverait vite à la richesse, » il s’avisa d’établir un sanctuaire et un oracle où il annonçait l’avenir. Non-seulement il prédisait le succès des grands événemens politiques et donnait aux généraux des recettes sûres pour vaincre les ennemis, mais il descendait à des soins plus vulgaires : il guérissait les maladies avec des remèdes étranges[2], il promettait de beaux héritages, il faisait retrouver les voleurs et les meurtriers, et comme il avait mis ses oracles à un prix très modéré et qu’il ne prenait à ceux qui le consultaient qu’une drachme et deux oboles (à peu près 1 fr. 20 cent.), il avait beaucoup de cliens. Lucien prétend qu’il gagnait jusqu’à 80,000 drachmes par an. La raison humaine était alors si ébranlée et les imaginations si crédules qu’Alexandre comptait parmi ses dupes les plus grands seigneurs de Rome et l’empereur lui-même, le sage Marc-Aurèle. — A quoi sert donc d’avoir lu Platon et de pratiquer la philosophie ? — Cependant Alexandre se trompait souvent, ce qui arrive au devin le plus habile. Il promettait des bonnes fortunes qu’on n’obtenait jamais, il conseillait des entreprises qui ne réussissaient pas, et il annonça même un jour la guérison d’un enfant qui venait précisément de mourir. Il avait alors un moyen infaillible de relever son crédit :

  1. Le Philopatris, qui contient des railleries très vives contre les moines, n’est pas de Lucien. Il a été écrit au moment où Julien partait pour son expédition contre les Perses.
  2. On connaît quelques-uns des remèdes qu’il conseillait. Lucien dit qu’il ordonna à un Romain qui se plaignait de douleurs d’estomac de manger un pied de cochon préparé avec de la mauve. Nous ne savons pas si le Romain fut guéri.