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sortes de propriétés, à son bien propre ou au bien d’un étranger, ou d’une façon plus générale, l’homme peut travailler pour soi ou pour autrui. Le premier cas est le seul où le travail soit dans des conditions normales, par opposition au travail salarié, qui ne peut jamais être regardé comme pleinement libre. Les mots si souvent alliés chez nos savans de libre travail salarié renferment en eux-mêmes une contradiction, un contre-sens. L’ouvrier, le mercenaire, qui travaille pour autrui, est dans la dépendance du maître. Que cette dépendance dure la vie entière ou qu’elle dure seulement des années, des mois, des journées, tant qu’il est aux gages d’un de ses semblables l’homme a perdu sa liberté. Entre le serf, entre l’esclave dont toutes les forces appartiennent à un maître, et l’ouvrier qui a temporairement loué les siennes à un patron, la grande différence est dans la durée de la dépendance et du service. On a beau l’avoir légalement affranchi du servage, l’émancipation de l’ouvrier salarié est plus apparente que réelle. Sa liberté est toute nominale, car ses besoins ne lui permettent d’en user que pour l’aliéner au profit d’autrui. Il n’y a de vraiment libre que l’homme qui travaille pour soi, et c’est pour échapper à ce servage moderne du salariat que chaque année les ouvriers quittent par centaines de mille les plages de l’Europe. Ce qu’ils vont chercher au de la des mers, c’est moins le bien-être que la liberté et la propriété, qui seule peut leur donner la vraie liberté.

Le travail du maître, le travail pour soi est le seul vraiment libre et aussi le seul pleinement productif, car l’homme qui travaille pour lui-même est le seul qui jouisse entièrement des fruits de son travail, le seul intéressé à tirer de ses forces tout le parti possible, parce que personne n’en partage le produit avec lui. Il en est autrement de l’ouvrier salarié, du serviteur à gages, du journalier qui est obligé de partager avec un maître le produit de ses efforts. Entre les deux modes de travail, la différence de productivité sera presque aussi grande qu’entre le travail libre et le travail servile si souvent et si justement opposés l’un à l’autre par les économistes.

Cette double thèse sur la servitude et l’improductivité relative du travail salarié n’est qu’un emprunt à des doctrines fort en vogue en Occident. L’écrivain russe n’est guère ici que l’écho de nos socialistes ou des écoles nouvelles qui, avec les kathedersocialisten, inclinent plus ou moins à un socialisme mitigé[1]. Ces théories ont été si souvent reproduites en France ou en Allemagne, elles y ont été

  1. M. Émile de Laveleye, par exemple, a dit dans une belle étude sur la propriété belge, écrite pour le Cobden-Club : La propriété est le complément essentiel de la liberté. Sans propriété l’homme n’est pas libre, quelques droits que lui confère la constitution politique. Homme libre politiquement, il n’est socialement qu’un serf (a bondsman). — Systems of Land tenure in various countries, page 237.