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tant de puissans états anciens et modernes. Si les peuples de l’Occident avaient tiré quelque enseignement de la civilisation classique, ils en auraient appris que partout la concentration des biens-fonds entre les mains des hautes classes, la grande propriété et l’oligarchie financière ont été les signes précurseurs et les agens les plus actifs de la dissolution des sociétés. C’est ce qui dans l’antiquité a perdu Sparte et a perdu Rome, ce qui au temps de leur plus grande splendeur a fait la débilité et la précoce caducité de l’Italie de la renaissance et de l’Espagne de la maison d’Autriche. Grâce à ce vice incurable, la civilisation classique telle que l’ont comprise les peuples de l’antiquité, telle que l’ont empruntée d’eux les nations germano-latines, la civilisation classique qu’on prétend ériger en modèle universel, loin de faire le bonheur des peuples, s’est partout et toujours fondée au détriment des basses classes, au profit du petit nombre. La Russie, grâce à son isolement géographique et historique, est demeurée jusqu’ici à l’abri de cette contagion occidentale. Loin de chercher à imiter l’Europe, elle doit travailler à fonder chez elle une civilisation nouvelle, originale, exempte des vices de la civilisation classique, une civilisation également profitable à toutes les classes du peuple. Mais en dehors de la libre propriété et en dehors du salariat, qui jusqu’à présent lui ont servi de moyen et de véhicule, la civilisation est-elle possible ? Le prince Vasiltchikof n’en désespère point. Il croit que la Russie en possède le secret dans son passé, qu’elle n’a qu’à demeurer fidèle à son histoire et à sa commune rurale pour donner naissance à une société aussi brillante, aussi prospère et autrement harmonieuse et solide que celles d’Occident, à une société dégagée des luttes de classes et délivrée de tous les principes morbides qui menacent les nations de l’Europe d’une précoce décomposition.

Que vaut cette prétention de fonder à l’aide d’un autre régime agraire une nouvelle société, une nouvelle civilisation, exempte des plaies de nos sociétés occidentales ? Au fond, toute cette argumentation aboutit à cette question : peut-il y avoir une haute civilisation, une haute culture sans grande industrie, sans grand commerce, sans grandes villes ? Peut-il y avoir dans l’avenir, en Russie ou ailleurs, une société prospère et indéfiniment progressive, où, comme dans la Russie contemporaine, l’élément urbain reste à perpétuité relativement peu considérable et toujours subordonné ? Si, à l’aide de la propriété collective et du mir, il est possible d’édifier une société nouvelle à’ base plus large et plus solide que les nôtres, ce ne peut être en effet qu’une société exclusivement agricole et essentiellement rurale.

Ainsi que nous le remarquions ici même avant l’apparition de l’ouvrage du prince Vasiltchikof, veut-on voir dans la propriété