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paysans attendent en vain durant des années qu’on leur puisse attribuer un lot insuffisant à l’entretien de leur famille. S’il en est ainsi moins de trente ans après l’émancipation, après la dotation territoriale dès paysans, que sera-ce dans un ou deux siècles[1] ?

Le prince Vasiltchikof reconnaît le mal, mais il a un remède tout prêt, l’émigration, la colonisation intérieure de l’empire. Ici encore nous rencontrons une des nombreuses et fatales contradictions des théoriciens sociaux. L’écrivain qui nous a représenté l’émigration comme le symptôme indéniable des souffrances engendrées chez les peuples de l’Occident par la mauvaise distribution de la propriété, nous montre maintenant dans cette même émigration l’auxiliaire béni, le complément naturel de la propriété collective. Ce qui en Occident, sous notre régime de propriété, lui paraissait une condamnation de notre état social, lui apparaît en Russie, sous un autre mode de tenure du sol, comme une ressource normale et un bienfait pour le peuple. Ce qui était plaie hideuse en Occident devient remède précieux en Russie, et cependant sous l’un et l’autre mode de propriété, émigration et colonisation ont toujours au fond mêmes causes et même but. Entre le paysan allemand qui quitte les bords de la Baltique faute de terres libres dans sa gemeinde, et le paysan russe qui abandonne sa commune natale faute de lot de terre suffisant, l’analogie est grande. La différence est que les émigrans d’Occident sont obligés de traverser les mers, tandis que les Russes peuvent au dedans même de leur immense empire, dans les steppes de l’Europe ou les déserts de l’Asie, émigrer sans changer de maître ou de patrie. Ce peut être là un avantage pour l’état russe, pour l’individu ; pour le peuple, cela ne change presque rien aux causes et aux conséquences économiques de l’émigration[2].

Dans un empire comme la Russie, où il y a des centaines, des millions d’hectares inoccupés, où il y a de vastes solitudes entièrement inhabitées, l’on ne saurait, s’écrie le prince Vasiltchikof, s’inquiéter du manque de terres. Dans un tel état, il est aisé de réparer toutes les injustices de la nature ou de la société, aisé de

  1. Avec le temps, on pourrait voir on Russie ce qui se voit déjà à Java avec un régime de terre analogue. Voyez l’ouvrage de M. E. de Laveleye sur la Propriété et ses formes primitives.
  2. La chose est si manifeste que le prince Vasiltchikof propose d’appliquer à la colonisation russe les règles adoptées en pareille matière par les Anglais et les Américains. Oubliant tous ses principes, il engage le gouvernement impérial à vendre les terres libres du Caucase ou de l’Oural à des particuliers, au risque de livrer toutes ces colonies russes à l’exploitation du capital et à l’oligarchie foncière en même temps qu’à la propriété privée héréditaire. Pour sauver dans le présent la Russie européenne du prolétariat et des maux inséparables de notre mode de tenure du sol, il sacrifie la Russie d’Asie et l’avenir de l’empire.