Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

résoudre le problème, insoluble pour les vieux états de l’Occident, d’une équitable répartition du sol et de la richesse. En Russie, il y a assez de place et assez de richesses naturelles pour égaliser autant que possible les inégalités sociales, pour supprimer le prolétariat sans attenter aux droits de la propriété individuelle, des communes rurales ou du trésor.

La Russie ressemble en effet à l’une de ses riches communes bien dotées de terres, qui possèdent pour les nouvelles générations de vastes réserves territoriales. Si grandes qu’elles soient, ces réserves s’épuiseront pourtant un jour, et peut-être beaucoup plus tôt que ne le supposent les patriotes qui s’en laissent imposer par l’immensité des surfaces comprises dans l’empire. Quelque éloigné que semble le jour où la plus grande partie des terres seront occupées, ce jour viendra en Russie avec la propriété collective, comme en Amérique avec la propriété individuelle, et ce jour-là les deux modes de tenure du sol resteront en présence avec leurs avantages et leurs inconvéniens intrinsèques, sans que ni l’un ni l’autre puisse appeler à son secours l’émigration. Alors, si sa vie se prolonge jusque-là, sonnera l’heure critique pour la propriété collective mise de plus en plus à l’étroit par les progrès des générations. Compter sur une colonisation indéfinie pour faire vivre un mode de propriété, ce n’est au fond que reculer la difficulté. Quel que soit le mode de tenure du sol, les hommes ne sauraient tous être largement pourvus de terres que là où il y a beaucoup de terres et peu d’habitans.

Tout en faisant en Occident le procès de la propriété individuelle, le noble réformateur est prêt à la tolérer dans sa patrie, sinon pour le moujik, du moins pour le propriétaire foncier, le pomêchtchik, l’ancien seigneur de serfs. Ici la contradiction est peut-être plus apparente que réelle. A la noblesse ou au capital, le prince Vasiltchikof permet le mode de propriété aristocratique ou bourgeois, après que, grâce au mir, le patrimoine du peuple a été mis à l’abri de toutes les usurpations. L’écrivain russe se flatte qu’en conservant le domaine communal du paysan à côté du domaine héréditaire du noble où du marchand, la Russie échappera aux luttes de classes qui troublent l’Occident. C’est là pour beaucoup de Russes une sorte d’axiome incontesté, mais sur ce point encore nous craignons qu’ils ne se fassent illusion. S’il n’y a point aujourd’hui de luttes de classes en Russie, d’antagonisme entre le propriétaire et l’ouvrier, entre le travail et le capital, cela tient moins à l’existence du mir qu’à l’état social, religieux, intellectuel, du peuple russe. Le jour où les semences révolutionnaires que tant de jeunes mains travaillent à répandre sur le sol russe viendront à lever, ce jour-là le mode de propriété tant vanté des slavophiles serait un bien faible