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dans ce désert aride aux angoisses d’une lente agonie. Le soldat rampa de cime en cime jusqu’au soir et, la nuit venue, coupa droit au fort qu’il avait quitté la veille. Il y arrivait au petit jour.

Le sous-lieutenant ressuscité, comme nous l’appelions depuis l’aventure, était avec nous à Treycò. Il avait reconnu son Raïlef à merveille ; les circonstances de leur première rencontre sont de celles qui gravent profondément dans la mémoire les traits d’un adversaire. S’il dédaigna la vengeance peu généreuse de s’étaler à ses regards, il vint d’un peu loin contempler dans les fers, saisissant retour des choses d’ici-bas, l’homme qui lui avait fait passer un si mauvais quart d’heure. Raïlef, qui avait l’œil et l’oreille au guet sous son air impassible, le reconnut parfaitement de son côté, et ce dut être pour lui une désagréable surprise de le trouver là. En descendant au fond de son âme indienne et en se demandant ce qu’il ferait à la place de l’officier, il dut s’avouer que certes il ne ferait pas grâce. Le résultat de ses réflexions sur cet événement extraordinaire fut de demander une entrevue au commandant. « Il avait appris des soldats, lui dit-il, qu’un sous-lieutenant de la division se plaignait d’avoir été attaqué par lui dans la sierra. C’était une calomnie qui le remplissait d’étonnement. Les Indiens de Cañumil, un caciquillo des environs, avaient fait le coup. Il n’avait pas bougé de Treycò à cette époque. On pouvait le demander à sa femme, qui était chrétienne. » C’était évidemment pour arriver à la péroraison qu’il avait préparé tout le discours. Il s’attendait à des surprises. Une chrétienne parée du titre, non de captive, mais d’épouse, cela devait amener des questions. On manderait peut-être sa femme, dont il connaissait l’éloquence. Elle pourrait faire ce qu’il sentait inutile ou dédaignait d’essayer, se jeter à genoux, supplier, attendrir. C’était une chance à tenter. Il répéta deux fois que sa femme était chrétienne ; cette déclaration ne produisit aucun effet. Il salua sans montrer de trouble et s’en alla comme il était venu, le front haut. Il avait l’air de conduire et non de suivre la sentinelle qui l’escortait.

Il se serait épargné cette démarche, la seule marque de faiblesse qu’il ait donnée sans doute en sa vie, s’il avait su combien le commandant Garcia, très disposé à se montrer humain envers les simples lances, était résolu à couper court aux complications futures en supprimant caciques et capitanejos. Il trouvait que leur autorité sur la plèbe de la tribu, funeste en principe, était d’autant plus indestructible qu’elle était basée sur une supériorité réelle. L’habitude du commandement et le poids de la responsabilité élargissent l’intelligence. Ceux que les Indiens reconnaissent pour leurs chefs sont dignes de l’être. Ils sont souvent, il est vrai, cruels et fourbes ; mais ce sont là dans le milieu où ils vivent des mérites estimés. Il