n’y en a point de lâches ni de sots. Ils voient plus haut et plus loin que leurs hommes, ils sont capables de plus grandes choses : aussi les entraînent-ils toujours. Neuf fois sur dix, ils usent de leur influence pour les entraîner vers la barbarie. L’expérience est faite, et c’était facile à prévoir. Quelle caste dirigeante au monde n’a pas mis de tout temps ses intérêts au-dessus de toute autre considération ? Les Indiens ont prouvé qu’ils étaient susceptibles de docilité et de discipline. Au lieu de les massacrer pour les en punir, il vaut mieux mettre à profit cette qualité aujourd’hui gênante. On y parviendra sans peine si l’on fait disparaître cet être moral qui se nomme la tribu. C’est un faisceau bien lié et peu maniable. En rompant violemment les liens qui resserrent ses membres les uns contre les autres, en la séparant de ses chefs, on n’aura plus affaire qu’à des individus isolés, désagrégés, sur lesquels on pourra avoir de l’action. Telles étaient les idées d’après lesquelles le commandant Garcia avait résolu de régler sa conduite et qu’il avait été autorisé à appliquer. C’était un esprit studieux et réfléchi, qui, ne se forgeant pas des opinions à la légère, n’en changeait pas aisément. Deux heures après, Raïlef était passé par les armes en compagnie de l’autre capitanejo et de l’ex-habitant de l’Azul qui avait déclaré aux troupeaux de ses anciens voisins une si rude guerre.
Tous trois moururent vaillamment ; mais leur valeur dut présenter des nuances. Je ne savais point où avait eu lieu l’exécution, et le même soir, errant à l’aventure aux environs du camp, je me trouvai inopinément en face de leurs cadavres. On les avait abandonnés nus à l’endroit où ils étaient tombés. Les lèvres de Raïlef étaient encore plissées par un sourire de défi. Les traits de l’autre capitanejo exprimaient une placidité épaisse. Ceux du gaucho au contraire étaient contractés par une rage désespérée. Avait-il au dernier moment fait un retour vers le passé et songé, en présence d’une telle mort, à ce qu’aurait pu être sa vie ? Ce réfractaire de la civilisation avait une femme, née aussi parmi les chrétiens et qui l’avait accompagnée dans ses traverses. Il avait dans l’intérieur une famille que désolait son absence. Il l’aimait, paraît-il, à sa manière, et il était resté avec elle en correspondance suivie. On trouva sur le marchand de bœufs, notre prisonnier, une lettre de lui adressée la veille à une jeune cousine. Elle était bien tournée, écrite sur un ton de lutinerie affectueuse et se terminait par ces mots : « Demande à la tante Asuncion si elle ne pourrait pas envoyer quelques mantes à mon frère. Il est de fiançailles et ne sait comment payer le prix de sa fiancée, qui est de cent prendas. Ton cousin qui t’aime te tire délicatement les oreilles. » Le mot prendas, dont nous n’avons pas l’équivalent, désigne spécialement les ornemens en argent massif du harnachement du cheval et par extension, surtout lorsqu’il