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s’agit d’acheter une fiancée à son père, tout ce qui complète l’équipement du cavalier.

Le mariage de Raïlef avec une chrétienne n’était pas une fiction. Il avait à l’Azul épousé à la mode indienne, mais sans avoir de prendas à offrir à personne, une Argentine de la province de Mendoza venue à la suite d’un régiment de cavalerie. Les corps de ligne recrutent dans leurs pérégrinations à travers les provinces et traînent sans cesse à leur remorque presque autant de femmes qu’ils contiennent de soldats. L’état tolère et même favorise cette habitude. Il fournit à ces créatures de bonne volonté des rations dans les campemens, des chevaux en cas de voyage et s’occupe de l’éducation de leurs enfans. Ce ne sont pas des filles de joie. Leurs caprices, qui n’en a point, sont rares, et leur désintéressement est absolu. Elles n’ont qu’un mari à la fois. Il est vrai que ce n’est pas un mari à perpétuité. Elles ne le dorlotent pas moins et lui adoucissent en les partageant les épreuves de la vie de campagne. Elles se chargent de tous les menus travaux où le gaucho est malhabile. Un régiment sans femmes périt d’ennui et de saleté. Les désertions. y sont toujours nombreuses. Un chef soigneux s’alarme quand diminue le personnel féminin de sa troupe : elle peut se démoraliser. Il y a quelque vingt ans, on a vu des généraux assez ennemis du célibat chez leurs hommes pour renouveler, au moment d’entrer en campagne, l’épisode de l’enlèvement des Sabines dans les faubourgs de la ville où ils tenaient garnison. Le dernier exemple en a été donné durant la révolution de septembre 1874, à Mendoza précisément, par un chef rebelle ; mais, sauf des cas tout exceptionnels, point n’est besoin en vérité d’avoir recours à ces moyens violens pour procurer aux soldats des compagnes. Ils savent bien s’en procurer tout seuls. Une fois incorporées dans les régimens, ces recrues en jupons prennent rapidement l’esprit de corps, se plaisent à la caserne et ne la quittent plus. J’ai vu de vieilles édentées qui paraissaient remonter aux guerres de L’indépendance continuer à chevaucher, jambe de ci, jambe de là, à la suite d’une colonne en marche et être l’objet des mêmes égards que leurs jeunes compagnes, de plus d’égards peut-être ; c’étaient des vétérans. Il y a dans l’affection des soldats pour les femmes de troupes autant de camaraderie que d’arrière-pensées galantes. A part les vertes corrections qu’elles reçoivent de temps à autre, méritées souvent, rendues quelquefois, et qui ne troublent que d’une façon passagère la bonne harmonie des ménages, tout le monde s’efforce avec un empressement cordial d’écarter de leurs pas les plus grosses ronces de la vie militaire. C’est pour elles qu’est l’unique morceau de pain, la dernière pipe de tabac, le meilleur, cheval. Aussi faut-il les voir, après une des trop rares visites du commissaire-payeur, se promener fièrement