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épuisé ses forces. C’est de son lit de mort qu’il a dicté les ordres relatifs à cette expédition ; en proie déjà aux premiers spasmes de l’agonie, il en demandait anxieusement des nouvelles. La maladie l’a terrassé à ce moment décisif où, mûri et apaisé par le succès, un chef de parti se transforme en chef d’état. Il dominait désormais ses adversaires d’assez haut pour pouvoir consacrer au progrès de son pays les dons qu’il avait employés jusque-là aux luttes de la politique militante. Ses rivaux même apprirent avec une stupeur consternée la fin inattendue de ce rude jouteur presque en même temps que ses dernières victoires. Le peuple, qui ne se trompe guère sur ses vrais amis, lui prodigua avec une abondance de démonstrations toute méridionale les témoignages de sa douleur. À peine eut-il rendu le dernier soupir qu’on ne put contenir les flots de la foule qui remplissait les rues avoisinantes. Des milliers d’admirateurs inconnus voulaient contempler une dernière fois ses traits. Ils défilèrent en sanglotant dans la chambre mortuaire. Un vieux nègre, jetant sur lui en passant son mouchoir trempé de pleurs, s’écria : « Je te donne tout ce que j’ai, mes larmes ! » Ses funérailles furent un deuil public. La pompe officielle, avec ses salves et ses uniformes, disparut dans l’imposante manifestation des regrets populaires. Cette émotion si profonde est le plus bel éloge du docteur Alsina et l’explication de sa puissance. On lui obéissait parce qu’on l’aimait. Là est le secret des transformations inespérées qu’il a pu réaliser à la frontière : des chefs aux soldats, elle ne contenait pas un homme dont la grande préoccupation ne fût de se demander « si don Adolfo serait content. » Là est aussi le secret de l’action irrésistible qu’il exerçait sur son parti malgré les dissentimens qui s’élevaient parfois entre lui et les siens. Il avait le tempérament d’un tribun ; mais il le mettait au service des vues élevées et persévérantes d’un homme de gouvernement. Son parti, un parti turbulent dont la discipline n’est pas le fort, n’accepta pas toujours sans une surprise revêche les déterminations inattendues de son chef. Il les trouvait entachées d’une abnégation patriotique, mais hasardeuse. Dans plus d’une circonstance grave, des protestations, des scissions même éclatèrent parmi les fidèles. Une improvisation chaleureuse les lui ramenait. Subjugués, sinon convaincus, il les entraînait où il voulait les mener. C’était l’avenir qui se chargeait de les convaincre. Pourtant le docteur Alsina n’avait pas donné encore toute sa mesure. Il meurt à quarante-huit ans, frappé à son poste comme un soldat, au cœur même de son œuvre de prédilection, la première ligne de frontière, de cette œuvre dont nous avons fait connaître les débuts et le résultat, et qui était bien sa création, sa chose, car il l’avait réalisée avec rien, à force de volonté.


ALFRED EBELOT.