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foncière ne le cède en rien à la propriété industrielle ou commerciale. Dans le sud, M. de Turenne visite un domaine de 10 lieues carrées. En traversant l’Illinois, il passe à côté du fameux champ de blé d’un seul morceau de 19,000 acres, soit 8 ou 10,000 hectares environ. La production agricole prend des proportions formidables. Voici que par suite des gigantesques et rapides travaux de canaux et de chemins de fer, les grains du Far-West, qui valent sur place de 7 à 8 francs l’hectolitre, peuvent arriver jusqu’en Angleterre ou en France au prix moyen de 16 francs. Qu’on songe aux légitimes préoccupations de nos malheureux paysans français, surchargés par l’impôt foncier, le service militaire, les droits de toute nature, et qui sont réellement en perte quand le prix de l’hectolitre de blé tombe au-dessous de 22 francs environ. Comment soutenir la lutte ? Car l’Amérique, abusant des rigueurs d’un protectionnisme exagéré, nous inonde de ses exportations et ferme sa porte aux nôtres.

On ne doit pas toutefois se laisser trop éblouir par les brillans côtés du tableau. Toutes ces prospérités se paient là aussi par de cruelles misères. La crise redoutable qui sévit partout a pesé peut-être plus lourdement sur les États-Unis que sur les contrées de l’ancien monde, moins favorisées pourtant des dons de la nature et de la fortune. A New-York et dans les grands centres industriels, l’auteur a pu constater les progrès effrayans du paupérisme ; les workhouses sont trop étroits pour les malheureux qui viennent y chercher asile. Sur bien des points, l’exposition de Philadelphie a dissipé beaucoup d’illusions, et démontré que la solution des grands problèmes économiques et sociaux n’est pas plus avancée aux États-Unis qu’ailleurs. Pour les Américains, gens pratiques avant tout, l’unique préoccupation, comme la première des libertés, est celle de s’enrichir chacun à sa manière.

Ce qu’il faut louer sans réserves, c’est l’incontestable virilité de la race. Encore les états de l’est et du sud, plus anciens et plus rassis, présentent-ils certains traits de ressemblance avec les nations fatiguées de l’Europe. Mais dans les états de l’ouest, plus jeunes, plus neufs, plus excités par l’ardeur de la lutte pour la vie, apparaissent en plein relief les qualités spéciales du peuple américain, l’esprit indépendant, la volonté indomptable, la persévérance et l’audace qui ne se laissent arrêter par aucun obstacle, ni décourager par aucun revers. On sait qu’en 1872 la ville de Chicago fut presque entièrement détruite par l’incendie. Dès le surlendemain, cinq journaux, dont le matériel avait été réduit en cendres, reparaissaient néanmoins, invitant les citoyens à se mettre aussitôt à la tâche et prêchant eux-mêmes d’exemple. Durant sept mois de travail opiniâtre, les maisons furent reconstruites à raison d’une maison par heure, et aujourd’hui la ville compte deux cent mille habitans