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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/21

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dès lors sans mesure à sa boisson favorite ; un jour du mois de décembre 1576, comme il venait d’en vider une bouteille d’un trait, en sortant du bain, son pied glissa sur les degrés de marbre humide, et il tomba pour ne plus se relever.

Comme l’homme, l’empire tomba, le vigoureux empire des grands sultans. Il avait atteint son apogée sous Soliman ; Hammer fixe avec raison à l’avènement de Mourad le commencement de sa décadence. Le jeune efféminé qui arrivait de Magnésie fit égorger le jour même de son débarquement à Stamboul, suivant la coutume, ceux de ses frères en âge de lui disputer le trône ; puis il disparut dans le kiosque de Scutari, là où sourient les jardins de roses, les platanes ombreux et les nuits silencieuses au bord du Bosphore. La Vénitienne Baffo l’y retenait enchaîné au milieu des devins, des astrologues et des bateleurs. D’abord l’esclave de Corfou gouverna seule la volonté inerte de son jeune maître ; bientôt la jalousie de la sultane validé lui suscita des rivales ; le harem s’emplit de Juives, de Moldaves, de Hongroises, d’Espagnoles ; il y en eut cinq cents, livrées à un peuple d’eunuques, et le conseil de ces derniers décida désormais des affaires d’état ; ils s’arrachaient à tour de rôle le spectre pâli par l’opium dont un envoyé du saint-empire nous a laissé le portrait. Le vieux Mohammed Sokolli, le glorieux pilier de l’islam durant trois règnes, déclina et devint importun ; il rappelait trop que l’aïeul Soliman était sept fois monté à cheval pour voler au Danube, et rapportait chaque fois des canons de Hongrie. Mourad, qui dépensait sa poudre en feux d’artifice et ne faisait jouer les batteries du Vieux-Séraï que pour amuser ses fils, éloigna le vieillard ; un jour de l’an 1579, un derviche bosniaque se présenta à titre de compatriote chez Mohammed le Faucon ; tandis que le vizir lisait une supplique, le derviche lui plongea un poignard dans le cœur. Quelques mois auparavant, l’ami de Sokolli et le second protecteur de Jérémie, Michel Cantacuzène, qui se bâtissait un palais à Anchialo, dans la propre patrie de notre prélat, avait été pendu par des janissaires aux échafaudages de sa bâtisse. À ces compagnons de Soliman succédaient des icoglans de Sicile et des jardiniers de Scutari ; la vénalité et la corruption, jusque-là réprimées par boutades inégales, devinrent la loi commune, et le Séraï se montra d’autant plus altéré d’or que le prix des esclaves avait décuplé sur le marché de Stamboul.

Malgré les sommes qu’il dut verser à plusieurs reprises à la cassette du nouveau sultan, Jérémie sentit bientôt sa position si menacée qu’il se plaignait à Samuel Hailand, l’un de ses correspondans de Tubingen, de ne pouvoir visiter les églises de province, de peur de retrouver son siège occupé par surprise en son absence.