Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ces craintes du patriarche étaient fondées. Son prédécesseur Métrophane avait quitté Chio et s’était retiré à l’Athos, refuge des mécontens et des évincés du Phanar, pépinière d’intrigues et de candidatures aux hautes dignités ecclésiastiques. C’était là que les vaincus de la dernière heure recrutaient des partisans et refaisaient leurs finances, là qu’ils attendaient, en vaguant dans les forêts de la montagne sainte, le moment où les moines quêteurs, grands colporteurs de nouvelles, leur signaleraient une occasion propice. Un de ces nouvellistes annonça à Métrophane la mort de Cantacuzène, le patron de son rival. Le vieux prélat se jeta dans la première barque en partance, et un matin, au grand effroi de tout le patriarcat, on vint annoncer à Jérémie que son prédécesseur avait reparu aux abords de la Porte. Une contestation d’un bien triste caractère s’éleva entre les deux compétiteurs. Métrophane réclamait la pension annuelle de 300 ducats que Jérémie lui avait promise pour l’éloigner de Constantinople : celui-ci refusait de la servir, sous prétexte que son créancier avait enfreint les conditions du pacte intervenu entre eux, et exigeait qu’il se retirât à Chio ou à Mitylène ; la ville, ajoutait-il, n’était pas assez grande pour contenir deux patriarches. On porta l’affaire devant le tribunal du sultan, et nul débat ne fut plus douloureux pour la dignité de l’église chrétienne. Les deux parties épuisèrent leurs dernières ressources à solliciter des avocats dans l’entourage de Mourad ; le litige traînait en longueur, les revenus ecclésiastiques s’engouffraient au Séraï ; le juge turc touchait des deux mains et se riait, disent les chroniqueurs, de la folie aveugle de ses justiciables. Enfin les argumens de Métrophane furent trouvés plus lourds, et le patriarcat lui fut rendu. Il en jouit à peine deux ans ; à sa mort, survenue vers la fin de 1580, Jérémie, qui attendait sa revanche dans le monastère de Chalki, aux îles des Princes, fut rétabli dans sa dignité pour quelques mois. Le défunt laissait un neveu, un certain Théolepte. Celui-ci, regardant le bâton pastoral comme son héritage, se fit ordonner diacre un jour, prêtre le lendemain, évêque de Philippopoli peu après, et entama une guerre sourde contre le malheureux pontife. D’absurdes calomnies furent portées aux oreilles de Mourad : Jérémie visait à détrôner le sultan, il en avait écrit au pape de Rome, il avait fait moines des janissaires, chrétiennes des femmes musulmanes… Théolepte manœuvra si sûrement qu’une nuit des soldats turcs envahirent le patriarcat, arrachèrent de son lit le prétendu coupable de haute trahison et le jetèrent chargé de chaînes dans les cachots des Sept-Tours. Il n’est pas besoin de beaucoup d’imagination pour se représenter cette scène dramatique, surtout à celui qui écrit ces lignes ; il a vu une nuit à Jérusalem