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lui adressait d’Olmütz le 3 février 1742. Il y confesse que le monde s’abuse singulièrement sur les grandes révolutions des empires, que ceux qui sont dans les coulisses savent à quoi s’en tenir ; qu’en définitive tout se meut par les ressorts les plus communs, « que la supercherie, la mauvaise foi, la duplicité, sont malheureusement le caractère dominant de la plupart des hommes qui sont à la tête des nations et qui en devraient être l’exemple, » et que voilà le fond de la politique, bien que le vulgaire s’en fasse une idée superstitieuse. « Je me rappelle à ce propos, disait-il, le conte que l’on fait d’un curé à qui un paysan parlait du Seigneur-Dieu avec une vénération idiote. — Allez, allez, lui dit le bon prêtre, vous en imaginez bien plus qu’il n’y en a ; moi qui le fais et qui le vends par douzaines, j’en connais la valeur intrinsèque. » Et il ajoutait : « Aurait-on dû présumer, cher Voltaire, qu’un nourrisson des muses dût être destiné à faire mouvoir conjointement avec une douzaine de graves fous, que l’on nomme grands politiques, la grande roue des événemens de l’Europe ? Cependant c’est un fait qui est authentique et qui n’est pas fort honorable pour la Providence. C’est une chose bien humiliante que l’étude du cœur humain dans de pareils sujets ; elle me fait regretter mille fois ma chère retraite, les arts, mes amis et mon indépendance, lui Aussi Voltaire assurait-il qu’il était dans la nature du nouveau roi de Prusse de faire toujours tout le contraire de ce qu’il disait et écrivait, non par dissimulation, mais parce qu’il écrivait et parlait avec une espèce d’enthousiasme, et agissait ensuite avec une autre. « Depuis qu’il y a des conquérans ou des esprits ardens qui ont voulu l’être, je crois qu’il est le premier qui se soit ainsi rendu justice. Jamais homme peut-être n’a plus senti la raison et n’a plus écouté ses passions. »

Cela est vrai ; mais sa haute et lumineuse raison lui a servi pourtant à réparer les maux de la guerre, à rebâtir des villes et des villages, à donner à ses états agrandis le meilleur code civil, les meilleures lois qu’on eût encore inventées, à leur assurer le bienfait de la tolérance religieuse, à y faire prospérer l’agriculture, l’industrie et les finances. C’est une gloire que bien des politiques réalistes ne partagent pas avec Frédéric II. Ils sont aussi habiles que lui dans l’art de duper le Français, d’amuser l’Anglais, de cajoler le Russe et d’attraper l’Autrichien ; ils s’entendent beaucoup moins que lui à bien conduire leur ménage en temps de paix, et ils en sont réduits à lui envier la souplesse de son génie, qui embrassait tout et qu’il ployait à son gré.


G. VALBERT.