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ni Phèdre. Il devait avoir quelque sentiment de sa valeur, quelque conscience de son génie ; d’ailleurs il avait cette fragilité des âmes tendres et passionnées : les plus susceptibles, ce sont les plus aimans. Mais, si l’on prend la peine de considérer que toujours ou presque toujours, vis-à-vis de ses pires détracteurs, Racine s’est trouvé dans le rôle du légitime offensé, l’explication ne paraîtra plus suffisante. On s’en contenterait à la rigueur si dans le camp des ennemis on n’apercevait que des Boursault, des Donneau de Visé, des Subligny, gens de peu de poids et de médiocre renom littéraire. Quand on y rencontre Mme de Sévigné, Saint-Évremond, Corneille, c’est autre chose. Il faut alors chercher d’autres raisons de cette hostilité persistante, et des raisons qui soient également dignes de Racine et de Corneille.

On peut dire que, par un effet naturel d’éloignement et comme par une illusion de perspective, nous n’estimons pas à sa juste importance le rôle de Racine dans l’histoire de notre théâtre et de notre littérature. Depuis que Fontenelle, neveu des Corneille, comme on sait, et lui-même auteur d’une tragédie d’Aspar, a remarqué, dans un parallèle célèbre, que le grand Corneille « n’avait eu devant les yeux aucun exemple pour le guider, » tandis que Racine précisément n’aurait eu qu’à marcher sur les traces de Corneille, comme dans une voie royale ouverte devant lui, l’erreur, — car c’en est une, — semble avoir fait loi pour la critique. Des historiens, même scrupuleux, et qui peut-être n’hésiteraient pas, s’il fallait, non pas donner des rangs, mais exprimer une préférence, à mettre la perfection soutenue de Racine au-dessus de la vigueur et du sublime intermittens de Corneille, n’en considèrent pas moins Corneille comme le légitime ancêtre de Racine. Si donc nous disions que, Corneille ayant créé le théâtre en France, Racine et Molière l’ont porté jusqu’au plus haut degré de perfection scénique et littéraire, nous reproduirions assez bien l’opinion commune et le jugement consacré. Mais l’opinion commune se trompe, et nous appelons du jugement consacré. Nul plus que nous n’admire le Cid ou le Menteur, nous n’en prétendons pas moins que du Cid à Bajazet comme du Menteur à l’Avare, il y a non-seulement l’intervalle d’une génération, c’est-à-dire l’intervalle de la jeunesse à la maturité, mais encore l’abîme d’une révolution de la scène, de la littérature et du goût. Forme et fond, il n’y a rien de plus différent du théâtre de Corneille que le théâtre de Racine, pas même le théâtre de Shakspeare. Ni Racine, ni Molière ne sont venus, comme on le dit quelquefois, ajouter quelque chose au théâtre de Corneille ; ils l’ont transformé, prœponentes ultima primis, mettant devant ce qui était derrière et prenant justement le contre-pied de la conception cornélienne. Et Corneille ne s’y est pas trompé. Quand ce grand homme, fatigué du poids de son propre génie, vit la faveur publique se détourner de lui vers son jeune rival, et que depuis lors il ne laissa pas échapper une seule occasion de manifester son dépit, ne