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et raconté à cette place un fait exactement semblable, l’enlèvement du patriarche Cyrille, traîné, malgré ses quatre-vingts ans, entre les baïonnettes et les lanternes, sous les voûtes de la porte de Jaffa.

Heureusement il y avait à Constantinople, à l’époque qui nous occupe, un homme qui représentait la force au service de la justice. C’était l’ambassadeur de France, François de Noailles, évêque d’Aix, l’un des plus marquans dans cette longue liste d’hommes qui ont honoré notre pays à cette place. Il habitait une petite maison perdue dans les vignobles, sur la colline en face de Stamboul où commençait à s’élever le quartier chrétien de Péra. En apprenant le drame du Phanar, l’ambassadeur monta à cheval et se rendit chez le grand vizir, accompagné de l’orateur de Venise. Devant le ferme langage que tinrent l’envoyé de Henri III et celui de la sérénissime république, le vizir Sinan-Pacha donna l’ordre d’élargir l’infortuné patriarche et commua sa peine en un exil à Rhodes.

Jérémie prit la mer, en homme habitué aux orages, et aborda à cette tour du Temple que Soliman avait arrachée à si grand’peine aux hospitaliers, cinquante ans auparavant. Si notre prélat eût été un philosophe, si les séjours au cloître lui eussent enseigné les secrets du détachement et de la quiétude morale, il se fût félicité de son aventure. Certes le repos des vieux jours dans cette île enchantée, perle des mers du Levant, la méditation errante sous ces forêts de platanes et de pins où chantent les brises d’Égypte, l’horizon des flots toujours tièdes et lumineux, tout cela était plus tentant pour une âme religieuse que les misérables intrigues du Phanar. Mais les âmes de ce temps, toutes à l’action, se repliaient rarement sur elles-mêmes, et ne connaissaient pas les langueurs et les dégoûts de nos âmes modernes. Jérémie apprécia peu sans doute le cadre divin de son exil ; il attendit, assis sur les rivages de Rhodes et regardant obstinément du côté de Stamboul.

Ce qui s’y passait était de plus en plus navrant. Théolepte se trouva d’abord n’avoir pas travaillé pour lui-même. Un moine de Lesbos du nom de Pacôme, « impie et illettré, » se saisit de la place vacante on ne sait par quelles manœuvres, sans élection régulière. Le peuple s’ameuta contre l’intrus et, au milieu d’une séance orageuse du synode, il fut jeté hors de la salle par les patriarches d’Alexandrie et d’Antioche. Théolepte se glissa tout aussi irrégulièrement jusqu’au trône pontifical : le peuple se souleva de nouveau et lui lança de la boue ; mais son allié, Silvestre d’Alexandrie, aposta des émissaires déguisés en évêques et en moines, qui s’introduisirent nuitamment chez le grand vizir et lui affirmèrent que le métropolite de Philippopoli avait été élu patriarche suivant les canons ; cette affirmation, appuyée d’un tribut de 20,000 florins