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indiquer, ajoute-t-il, d’après l’ouvrage, à quelle époque les personnages sont placés. L’auteur les promène longtemps dans l’Égypte, mais cette Égypte n’est ni l’ancienne Égypte, ni l’Égypte des Perses, ni celle des Ptolémées, ni celle des Romains. Il met sous nos yeux les fêtes et les assemblées politiques d’Athènes, mais il n’emploie que des traits vagues qui ne montrent ni Athènes libre, ni Athènes conquise. Le roi d’Ethiopie, qui figure dans son ouvrage, ressemble tout à fait à ces rois de Perse ou d’Arménie dont Mlle de Scudéry faisait grand usage et qui n’étaient d’aucun temps et d’aucun pays. » Ce défaut que M. Villemain signale dans le roman d’Héliodore se retrouve dans tous les autres sans exception[1].

Voilà précisément ce que nous avons la plus grande peine à comprendre. La peinture exacte des mœurs nous semble être aujourd’hui la qualité maîtresse de ces sortes d’ouvrages. Tout le monde reconnaît que c’est le premier mérite d’un romancier de les reproduire fidèlement ; il y en a même qui voudraient qu’on poussât la fidélité jusqu’à la minutie. C’est l’école qui tend à dominer aujourd’hui, celle au moins qui se donne le plus d’importance et ne parle jamais que pour prononcer des oracles ou des anathèmes ; elle exige que dans les narrations romanesques on transporte la vie comme elle est, avec ses côtés médiocres et grossiers, et si l’on se permet d’y rien changer ou seulement de choisir, elle déclare qu’on altère la vérité et qu’on manque à la loi même du genre. Il n’est pas mauvais de rappeler à ces critiques nouveaux ce que pensaient leurs devanciers ; il convient qu’ils sachent que cette règle n’a pas été toujours imposée avec la même rigueur, et que les premiers qui écrivirent des romans ne la soupçonnaient pas. C’étaient des gens à qui sans doute l’existence avait été plus d’une fois pénible, et qui ne pensaient pas que ce fût la peine, quand ils créaient quelque histoire fictive, d’y représenter fidèlement ces misères dont ils souffraient. Ils voulaient au contraire s’y arracher, et le roman fut créé tout exprès pour offrir quelque satisfaction à ces imaginations chagrines qui cherchaient dans un monde de fantaisie ce qu’elles n’avaient pas trouvé autour d’elles. « La loi du genre » consistait alors, non pas à copier exactement la vie réelle, mais, avec les élémens même de cette vie, à en inventer une autre

  1. Disons, en passant, que, si tel est le caractère du roman grec, il n’est pas possible qu’il soit sorti de la comédie de Ménandre ou même qu’il en ait été contemporain, comme M. Villemain parait le croire. Cette comédie était une reproduction fidèle des mœurs et des caractères du temps. « O Ménandre, disait un poète, et toi, vie humaine, lequel des deux a imité l’autre ? » Il est clair, dit M. Rohde, que, si le roman n’était que la continuation de ce théâtre, ou s’il venait de la même source, il en aurait conserve la principale qualité. Le peu de souci qu’il a de la vérité et de la vie indique qu’il est né dans d’autres conditions et à une autre époque.