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dont le premier mérite devait être de ne pas ressembler à celle de tous les jours. Voilà de quel besoin le roman est sorti.

Peut-être dira-t-on que les romans de cette sorte peuvent plaire aux contemporains qui les ont faits pour eux, mais qu’une fois que la génération qui les a créés est éteinte, ils n’ont plus rien à apprendre à la postérité. Une histoire qui reproduit les mœurs exactes d’une époque a toujours son prix pour les curieux ; mais à quoi peuvent servir ces caprices qui ne répondent à rien de réel, et qui n’ont eu jamais d’autre utilité que de soulager pendant une heure ou deux quelques esprits mécontens ? — Je pense qu’ils peuvent être encore utiles ; il ne me semble pas, quoi qu’on dise, que même quand ces romans sont démodés et vieillis, ils soient tout à fait à négliger, et voici, je crois, le profit qu’on en peut tirer.

Tous les siècles ont deux vies : l’une active, animée, extérieure, pleine d’agitation et de bruit : c’est celle que l’histoire conserve et rapporte ; l’autre, plus intérieure, plus cachée, et qui se dérobe à tout regard, c’est celle de l’imagination, celle du rêve et du désir. Elle n’est étrangère à personne. Quoique les âmes solitaires et recueillies la connaissent mieux, ceux même qui sont jetés au milieu de la fiévreuse activité des affaires aiment à s’y retirer quelquefois comme en un asile. C’est un monde d’espérance et d’illusion que chacun imagine pour soi et qu’on fréquente avec bonheur dans tous les états de la vie, dans toutes les dispositions de l’âme. Nous en sommes les maîtres et nous le formons à notre gré ; et comme nous répugnons à y introduire des indiscrets et que nous avons rarement des amis assez intimes pour oser le leur découvrir, il périt et disparaît avec nous sans laisser de trace. — Aussi je ne puis m’empêcher d’être fort incrédule quand j’entends, sur une tombe, apprécier le bonheur ou le malheur d’une vie qui vient de s’éteindre. Qui la peut entièrement connaître, je vous le demande ? Qui m’affirmera que ce pauvre n’avait pas en lui-même des rêves de fortune qui le consolaient ? que son imagination ne vivait pas une grande partie de la journée dans un monde de richesse et de splendeur ? « Si un artisan, dit Pascal, était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est artisan. »

Ainsi l’histoire ne conserve qu’une partie de la vie d’un siècle ; l’autre s’efface avec lui. Cependant, s’il est téméraire d’espérer la reconstruire en entier, il est possible d’en deviner quelque chose, et on peut lever un coin du voile. Tout le monde n’a pas la faculté d’inventer ; même ce bonheur d’imagination, cette vie idéale, coûteraient trop à créer pour le vulgaire. Il les accepte tout faits, les