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Prussiens ne se savaient pas menacés de périr dans ces gorges. Ce discours rappelle celui que Clotilde, au dire de Grégoire de Tours, tint à Clovis quand elle le catéchisa ; elle lui reprocha de vénérer des idoles, et les Francs n’en avaient pas ; d’adorer Jupiter, ce stuprator virorum, cet adultère, cet inceste qui a épousé sa sœur puisque Junon dit (dans Virgile) qu’elle est « et la sœur et l’épouse du maître des dieux ; » c’était la première fois sans doute que Clovis entendait parler de Jupiter. Aussi, ne comprenant pas, il se contente de répondre à Clotilde ces mois : « Ton Dieu n’est pas de la famille des Ases ; par conséquent il n’est pas Dieu, » et c’est le tour de Clotilde de ne plus comprendre. La conversation rapportée par l’évêque de Tours n’a sans doute jamais été tenue ; mais je crois voir dans les paroles que l’historien prête à Clotilde une sorte de texte consacré, à l’usage des missionnaires, qui a servi jadis à la conversion des païens classiques et qu’on emploie à la conversion des païens germaniques. Les vieilles phrases vivent longtemps si tant est qu’elles meurent jamais, et bien des exemples montreraient si on les voulait réunir, que non-seulement la langue, mais aussi le langage des missionnaires n’était pas intelligible à ceux qui l’entendaient.

C’est pourquoi la plupart des missions n’auraient pas réussi sans la politique et la force. « Je ne puis rien, dit Boniface, l’apôtre de la Germanie, sans le patronage du duc des Francs et la crainte qu’il inspire. » Il a fallu trente-quatre années de guerre, des exécutions et des transportations en masse pour convertir les Saxons puis, la conquête achevée, le capitulaire de Saxe, où la peine de mort revient à chaque article, et le dur gouvernement des évêques et des comtes. Les païens apprennent donc de bonne heure qu’en défendant leurs dieux ils défendent leur liberté, et qu’en devenant chrétien on devient sujet. Ils savent, à la venue du missionnaire que le prince n’est pas loin et qu’il apporte la servitude. Adalbert dit aux Prussiens qu’il est envoyé par le duc de Pologne ; mais les Prussiens ne redoutaient rien tant que le joug du duc de Pologne Ils étaient en guerre avec lui sur la frontière, et même le meurtre de l’évêque fut une vengeance privée, son bourreau ayant eu un frère tué par des Polonais. Les barbares auraient voulu épargner les chrétiens pour ne point encourir de représailles : à deux reprises, ils commandent à ces inconnus « venus d’un autre monde » d’y retourner. Ils les tenaient pour des êtres malfaisans, et l’hagiographe leur prête ces paroles remarquables : « À cause de ces hommes, notre terre ne donnera plus de moissons, nos arbres ne porteront plus de fruits ; il ne naîtra plus d’animaux, et ceux qui seront nés mourront. » Les Prussiens se trompaient, car leur terre donnera encore des moissons et de plus belles ; mais un jour viendra