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lance, ce voyageur pour l’autre monde. Comme les Prussiens étaient très religieux, et n’entreprenaient rien sans consulter leurs dieux, grande était l’autorité de ce chef mystérieux d’un clergé répandu sur tout le territoire. Le Criwe vivait et prospérait ainsi au fond de son bois sacré, au temps où le grand pape Innocent III présidait à Latran les évêques et les ambassadeurs des princes de là chrétienté. L’Allemagne, gouvernée par les Hohenstaufen, brillait de tout l’éclat de la civilisation chevaleresque ; à Paris, Notre-Dame s’élevait, et saint Louis allait bâtir la Sainte-Chapelle ; l’université était fondée : de tous les points de l’Europe une jeunesse avide de connaître se pressait autour de maîtres, qui dissertaient de omni re scibili et quibusdam aliis, et les Prussiens ne comprenaient pas qu’on pût sur un morceau de parchemin expliquer sa pensée à un absent ; les secrets de l’arithmétique leur étaient si bien inconnus que pour compter ils faisaient des marques sur un morceau de bois ou des nœuds à leur ceinture.

Cependant de tous côtés s’avançait vers eux, lentement, irrésistiblement, la civilisation chrétienne. Les royaumes Scandinaves sont chrétiens depuis le XIe siècle. Au XIIe siècle, la collaboration des margraves de Brandebourg, des ducs de Saxe et des rois de Danemark, assure le triomphe du christianisme en Brandebourg, en Mecklembourg et en Poméranie, et cette dernière province confinait à la Prusse, dont elle n’était séparée que par la Vistule. Depuis longtemps, la Pologne, qui enveloppait la Prusse au sud, était chrétienne. Enfin dans la Livonie, Albert de Buxhövden, évêque et soldat, avait conquis sur les païens son évêché de Riga et fondé l’ordre des porte-glaives, qui avait pour insignes l’épée et la croix sur le manteau blanc. Comment la Prusse aurait-elle pu maintenir plus longtemps son indépendance et sa religion ? Il n’est point permis à un peuple d’être si différent des peuples qui l’entourent. La civilisation, c’est-à-dire la somme d’idées admise par la majorité des peuples d’une certaine région, à une certaine date, sur les rapports de l’homme avec Dieu et sur la forme du gouvernement et de la société, n’est pas tolérante à l’égard des dissidens, individus ou peuples. Elle tend à effacer sans cesse, au sein de chaque nation, les résistances individuelles, et à rendre les peuples réfractaires semblables aux autres. Son œuvre, rapide aux époques où les idées circulent vite, fut lente au moyen âge, mais ne s’arrêta pas. Elle marchait alors de l’ouest à l’est : partie de France et d’Italie, elle avait gagné l’Allemagne, les pays du nord, la Pologne et les rives lointaines de la Baltique ; la Prusse, débordée par elle, demeurait comme une exception, qui devait cesser.

Au début du XIIIe siècle, une nouvelle tentative fut faite pour