Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/375

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fortune ; quand cette force lui manque, son bras, si intrépide qu’il puisse être encore, en demeure énervé. On ne saurait néanmoins blâmer Démosthène de son audace, puisque tous les historiens se sont accordés, sur la seule parole de Thucydide, à condamner Nicias pour sa prudence. L’enlèvement des Épipoles n’était pas une tentative plus hardie, un dessein moins fécond dans ses conséquences que l’attaque dirigée au siège de Toulon contre le petit Gibraltar ; la différence entre les deux entreprises n’est que dans le succès, mais le succès est tout dans les affaires humaines, et le ciel ne l’accorde probablement pas sans raison. Si le jeune Bonaparte eût échoué dans l’assaut qu’il conduisit lui-même, si les ténèbres l’eussent trahi comme elles venaient de trahir Démosthène, nous aurions vu sans doute la révolution rebrousser chemin et le XIXe siècle prendre un tout autre cours, « Ce qui était écrit devait arriver, » dirait un musulman. Nous n’en disconvenons pas. Seulement ce qui doit arriver arrive presque toujours par un homme, et c’est pour cela que certains hommes, — dût notre orgueilleuse raison en murmurer, — viennent au monde avec leur étoile.

Toute la Sicile retentit bientôt du nouvel échec essuyé par les Athéniens. L’arrivée de Démosthène avait failli causer une révolution dans Syracuse. Les partisans de la soumission, — il y en a dans toute ville assiégée, — saisissaient avec empressement l’occasion de renouveler leurs doléances. Ils rappelaient avec amertume que la défense coûtait déjà plus de 8 millions de francs, que le trésor était vide, qu’on se verrait bientôt obligé de suspendre le paiement de la solde attribuée aux troupes auxiliaires. Croyait-on pouvoir se passer de ce concours ? se sentait-on de force à repousser seuls, avec une population décimée, le flot intarissable d’assiégeans que les trières athéniennes ne cessaient d’apporter en Sicile ? ne valait-il pas mieux, tandis qu’on avait encore pour soi l’apparence de la force, entrer en pourparlers avec Nicias ? L’avantage remporté aux Épipoles fît rentrer ces prudens conseillers dans l’ombre. Il ne fut plus question à Syracuse que de soutenir la lutte à outrance ; les alliés, les subsides allaient affluer.

Dans le camp athénien naturellement les impressions étaient différentes. On ne pouvait plus attendre de nouveaux sacrifices de la mère patrie. Athènes avait fait tout ce qu’on était en droit d’exiger de son zèle. Il fallait se suffire désormais à soi-même : vaincre ou se rembarquer. Par un étrange retour, c’était Démosthène qui conseillait ce dernier parti. Prompt dans toutes ses résolutions, ennemi déclaré des demi-mesures, Démosthène faisait observer qu’on était parvenu déjà aux premiers jours de l’automne. L’armée athénienne, établie sur les rives de l’Anapos, éprouvait tous