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grand costume pontifical, soutenu sous les bras par ses deux acolytes. Les évêques se rangèrent à l’entour, Féodor s’assit sur un trône. L’office commença ; les chantres entonnèrent, sur ce registre mélancolique et puissant cher à l’église russe, les prières pour le tsar et les deux pasteurs. Au moment fixé par la liturgie, on apporta deux coussins pareils devant la porte du sanctuaire ; des hommes d’armes, en heaume et en cuirasse, les entourèrent, la hallebarde au poing. L’élu de Dieu, le métropolite Job, parut entre les flambeaux et les nuages d’encens ; un archidiacre le conduisit au patriarche d’Orient. Alors on vit un de ces vieillards, imposant les mains sur la tête de l’autre, invoquer sur elle l’esprit du Seigneur et commander au peuple de saluer son nouveau maître spirituel. Les deux frères échangèrent le baiser de paix et, sur les deux coussins jumeaux, Jérémie de Byzance et Job de Moscou, désormais égaux, s’agenouillèrent côte à côte au pied de l’autel, tandis que la cérémonie s’achevait suivant le rite.

L’émotion fut grande chez tous les assistans, de l’aveu des historiens de cette scène ; s’ils en eussent compris toute la portée, leur émotion eût été plus profonde encore. Ce n’était pas seulement l’esprit du ciel que l’un des pontifes venait d’appeler sur l’autre, c’était, par surcroît, l’esprit de ce monde, celui qui enflamme et guide les peuples dans le chemin de leurs destinées. En échangeant le baiser de paix avec Job, Jérémie lui avait communiqué son souffle et sa vie même, le souffle et la vie de l’institution qu’il personnifiait ; le Grec passait au Moscovite la meilleure part de l’héritage moral que Byzance avait gardé jusque-là, après l’avoir reçu de Rome ; il pouvait désormais s’en retourner au Phanar avec sa tiare découronnée. Certes les cloches du Terrible devaient sonner leurs plus joyeuses volées pour annoncer au peuple russe que le chef de l’église d’Orient lui déléguait sa mission. — Ceux qui participèrent à ces cérémonies symboliques virent-ils tout cela ? Non sans doute. Tout au plus le regard perçant de Godounof, en contemplant le triomphe de sa politique, put-il en apercevoir les lointains effets par-delà l’avenir. Rarement les contemporains saisissent toute la portée des grands faits historiques auxquels il leur est donné d’assister ; dans la foule, quelques esprits plus puissans devinent les développemens que l’histoire réserve à leurs actes ; encore leur vue est-elle courte et trouble comme toute vue humaine. Seule, la volonté secrète qui mène ce monde voit jusqu’au bout l’épanouissement logique du fait, et le spectacle de ces harmonies futures doit être une de ses suprêmes félicités.

Cette mémorable journée finit par un banquet somptueux au palais. En s’asseyant à sa petite table solitaire, le tsar déposa son