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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/710

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beaux jours encore sont réservés à l’art idéaliste. On l’a trop oublié : dans nos sociétés démocratiques, où le travail est la loi commune, chacun de nous n’engage dans le métier qui le fait vivre qu’une partie de soi-même. Il y a deux hommes en nous : celui qui peine, courbé sur le travail quotidien, déformé par la fatigue, rapetissé par le métier, et celui qui dans le labeur de chaque jour ne cherche qu’un moyen d’assurer la sécurité de ses loisirs et la liberté de son rêve. Le premier c’est l’homme extérieur : nous l’appelons ouvrier quand il porte une blouse, nous l’appelons bourgeois quand il porte une redingote, nous l’appelons militaire ou magistrat quand il porte un uniforme. Mais le second c’est l’homme vrai, le seul qui vaille la peine d’être connu : c’est lui qu’il faut atteindre dans son for intérieur, et l’œuvre d’art est à ce prix. Ce n’est pas le vêtement qui fait l’homme, et le naturalisme s’arrête au vêtement. Je suis tombé l’autre jour sur un curieux passage de Voltaire. Il vient de marier l’une de ses nièces et il écrit à son ami Thieriot : Je suppose que vous n’aurez pas daigné assister à cette noce bourgeoise ; « assemblée de parens, quolibets de noce, plates plaisanteries, contes lubriques qui font rougir la mariée et pincer les lèvres aux bégueules, grands bruits, propos interrompus, grande et mauvaise chère, ricanemens sans avoir envie de rire, lourds baisers donnés lourdement, petites filles regardant tout du coin de l’œil… Voilà les noces de la rue des Deux-Boules, et la rue des Deux-Boules est partout. » Non, sans doute, il ne vaut pas la peine de se déranger pour aller prendre sa part d’une noce de la rue des Deux-Boules. Quelle est donc enfin cette rage de promener le lecteur à travers les petitesses, les vulgarités, les laideurs de l’existence quotidienne ? Et ne serait-ce pas qu’une fois maître du procédé, tout le monde peut observer et décrire la rue des Deux-Boules ? On disait autrefois que l’intelligence nous a été donnée pour connaître ce qu’il y a de plus vrai, comme l’amour pour aimer ce qu’il y a de meilleur ; mais il est en effet plus facile d’aimer sans discernement et de connaître sans choix.

Finissons ce discours par où nous l’avons commencé : beaucoup d’habileté de main, c’est-à-dire l’art devenu véritablement un métier ; la sensation mise partout à la place de la pensée, c’est-à-dire l’observation réduite à ce que le premier venu, s’il a seulement des yeux, peut apercevoir ; l’imagination s’arrêtant avec une complaisance infinie sur la misère, la bassesse et la laideur humaines, c’est-à-dire la vie tout entière ramenée à une succession de besoins honteux : tels sont les quelques points que l’on pourrait toucher dans un premier chapitre sur l’art de couler bas dans le roman. Il est malheureusement vraisemblable que nous n’attendrons pas longtemps l’occasion d’esquisser le second.


F. Brunetière.