Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/782

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dire que tout droit est personnel, c’est-à-dire qu’un droit qui n’est pas le droit d’une personne ou de plusieurs ou de toutes est une fiction. La liberté, fondement du droit, n’est pas un principe d’égoïsme ; elle tend à se répandre au dehors et non pas seulement à se condenser en soi ; c’est une puissance d’expansion autant et plus que de concentration, c’est une force sociale autant et plus qu’une force individuelle. Le véritable « état de droit » n’est donc pas seulement, comme on le répète sans cesse, un juge ou un gendarme au service de l’individu ; il embrasse encore la vie publique, qui est un des objets éminens du contrat social.

Le second type d’état qu’on peut se représenter est « l’état protecteur des intérêts. » C’est à cette conception que s’arrête M. Bluntschli, qui ne craint même pas d’adopter, en la prenant dans son sens le plus général, la maxime antique : Res publica, salus populi suprema lex esto. La pente est glissante et peut entraîner loin. Pour conférer ainsi à l’état la mission de protéger les intérêts et non plus seulement les droits, M. Bluntschli invoque les fonctions économiques que l’état est partout obligé de remplir. « La nation, dit-il, a des besoins économiques qui n’ont rien à faire avec la sûreté du droit : routes, canaux, chemins de fer, postes et télégraphes. L’état peut seul les satisfaire, et il n’oserait s’il n’était qu’état de droit. » On sait que c’est là aussi la théorie de M. de Bismarck. Ces exemples tirés des voies publiques de communication sont classiques en France comme en Allemagne, et cependant ils ne prouvent guère. On ne s’aperçoit pas qu’on prend ici pour une question de pur intérêt une question de droit véritable : est-ce que les personnes n’ont pas le droit de circuler ou d’aller et de venir, ainsi que celui de correspondre entre elles par tous Iles moyens ? Le droit de circulation et celui de communication ne sont pas seulement des intérêts et en quelque sorte des avantages de luxe, mais des libertés nécessaires. Or le droit de circulation et le droit d’appropriation du sol aboutissent pratiquement à des conflits inévitables. Supposez que vous soyez propriétaire et cultivateur d’une portion de terrain formant un cercle fermé de toutes parts et dans laquelle ma propriété à moi se trouverait enclavée : me voilà prisonnier chez moi, et votre droit de propriété entre en conflit avec mon droit de circulation ; ne faut-il pas dès lors qu’il intervienne entre nous deux un contrat, et non-seulement entre nous deux, mais entre tous les citoyens ? ne faut-il pas que la part de la propriété et la part de la circulation soient réglées par une loi ? Dès lors la question des voies de communication se réduit à celle des droits de communication. En outre le plus grand intérêt ne se confond-il pas ici avec le plus grand droit ? Si par exemple un chemin de fer rend la communication plus sûre et plus rapide entre tel point et tel