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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/786

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contraire, tend de plus en plus à subordonner les choses aux personnes, et c’est sur l’égale liberté des personnes, exprimée par le contrat, que nous allons le voir foncier une nouvelle justice.

On a d’abord conçu la justice sociale, suprême objet de l’état, comme une distribution proportionnelle des biens ou des maux selon les démérites ou les mérites des personnes, comme une justice distributive[1]. Puis on a compris tout ce qu’il y a d’arbitraire dans cette distribution confiée à l’état ; les lois de l’échange ont fait prévaloir peu à peu une seconde espèce de justice, celle qu’on appelle commutative, fondée sur l’égalité et non plus sur l’inégalité des personnes[2]. Cette notion de la justice est là plus conforme aux

  1. Comme la famille fut la première origine de la société, les anciens, et de nos jours même les écoles autoritaires, aristocratiques et monarchiques, se sont représenté l’état sur le modèle de la famille, régie par la justice distributive : c’est méconnaître ce fait que la famille est une association entre inégaux, tandis que l’état doit être une association entre des citoyens égaux. Sans doute, dans l’état même, partout où il existe une administration, où il y a un choix à faire entre des personnes, on arrive à pratiquer la justice distributive ; mais cette part est précisément celle qui est encore laissée à l’arbitraire, au caprice, à la faveur ; c’est un pis-aller. L’idéal n’est pas d’étendre la justice distributive, c’est d’éliminer de l’ordre politique ce reste du temps patriarcal ou royal. Les nations modernes ne sauraient revenir aux utopies de Platon, de Thomas Morus, de Babeuf et de Saint-Simon. « Exiger de chacun selon sa capacité et donner à chacun selon ses besoins, » à cette formule se ramènent d’autres plus récentes, par exemple celle qu’ont adoptée dans l’ordre politique certains interprètes de Darwin (selon nous peu exacts) : « La justice consiste non dans l’égalité, mais dans la proportionnalité du droit. » On peut lire sur ce sujet, outre les pages bien connues de M. Renan, le livre de Mme Clémence Royer, Origine de l’homme et des sociétés, chap. XIII. Avec une pareille organisation sociale, c’est l’autorité qui déciderait de tout. Or il est impossible de mesurer exactement et la valeur réelle des personnes et le prix réel des choses. De là, en tout, l’arbitraire substitué aux vrais rapports des personnes entre elles et des choses aux personnes. Les anciens se figuraient Jupiter ayant près de lui deux tonneaux, l’un plein de biens, l’autre de maux, et puisant tour à tour dans l’un ou dans l’autre ; mais le Jupiter antique, tout dieu qu’il était, était souvent représenté comme faisant la distribution selon son caprice plutôt que selon les règles d’une juste proportion. Tel serait l’état, dont les utopistes modernes ont voulu faire le distributeur suprême des biens et des maux selon l’inégalité des mérites et des démérites. C’est ce qui donne à leurs doctrines un caractère si arriéré : les états modernes substituent de plus en plus à la distribution officielle ou artificielle par voie d’autorité, de hiérarchie, de privilèges, la distribution naturelle par voie de liberté et d’égalité.
  2. Quelle était la prétention de la justice distributive ? Réaliser les vrais rapports entre les choses et les personnes ; mais pour réaliser un tel idéal, on ne saurait se fier à l’état : adressons-nous donc à la volonté même des intéressés. Je ne prétendrai pas être votre juge absolu, et vous ne prétendrez pas être le mien : au lieu de comparer nos mérites, nous comparerons les choses ; les choses se pèsent et se comptent, nous nous entendrons mieux là-dessus. La justice deviendra alors un échange. La règle ici ne sera encore que mathématique, mais au moins les mathématiques porteront sur des choses mesurables ; il ne s’agira plus de proportionner les choses aux personnes, mais de proportionner les choses aux choses, les rémunérations aux produits, c’est-à-dire de les égaler. L’égalité pure, non plus la proportion, voilà la règle de la justice commutative.