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gigantesque encadrée dans le monument. A l’extrémité du chevet, une mosaïque, haute de 8 mètres, représente en couleurs étincelantes la vierge Marie, coiffée d’un bonnet royal et portant comme un jouet l’enfant Jésus dans sa main gauche : c’est une puissante dame, redoutable plus que miséricordieuse et vraie patronne de ces teutoniques qui lui ont offert un peuple en holocauste sans qu’elle inclinât leurs cœurs à la clémence. Le second château forme un trapèze ouvert du côté de l’ancien, auquel il touche par sa plus longue aile, qui a 96 mètres ; l’aile qui fait face est terminée par le pavillon du grand maître, dont l’architecture est singulière : sur le rez-de-chaussée en pierres de taille, percé d’une seule porte basse, très lourd et flanqué de six contre-forts, s’élancent six arcades légères portées par des colonnettes ; au-dessus, jusqu’aux festons rectangulaires que dessine à sa partie inférieure l’énorme toit de tuiles, la sombre brique est égayée par des ornemens de pierre blanche qui pénètrent dans les festons ou en marquent l’extrémité. Le modèle a été pris à Venise : c’est bien l’architecture vénitienne, qui charme alors même qu’elle fait souffrir la raison par le mélange du frêle et du massif. Plus heureux que l’ancien château, celui-ci a été restauré ; on y trouve trois salles merveilleuses : la voûte des deux plus petites retombe en stalactite sur un pilier de granit unique, court et trapu ; on dirait qu’un jet d’eau sort du pilier et monte en s’élargissant vers la voûte pour aller glisser le long des parois en volutes régulières. Trois piliers plus sveltes, et couronnés par un chapiteau sculpté, soutiennent la voûte de la plus grande salle, qu’éclairent d’un seul côté quatorze hautes fenêtres ogivales.

Cette restauration est une œuvre pieuse. On y pourrait reprendre l’abus du badigeon et regretter que les verrières portent les noms et les armes des souscripteurs qui ont contribué à la dépense, les monumens historiques n’étant point faits pour tenir registre des aumônes données à l’histoire. Il faudrait ôter des murs les lithographies qu’on y a suspendues et les photographies de personnages en redingote. Le petit autel de campagne des grands maîtres est chez lui dans le monument, mais non les fauteuils en tapisserie, ni cette sorte de mouchoir brodé par une princesse prussienne que le gardien tire d’une armoire pour l’exhiber avec les marques du plus profond respect. Un jour peut-être on réunira dans le château tous les souvenirs des temps chevaleresques. Il vaut qu’on se donne cette peine : qu’on le regarde de la cour, du quai de la Nogat, d’où le pavillon du grand maître semble une haute et sombre forteresse avec tourelles et créneaux, ou du pied de la statue de Frédéric, en face de laquelle se développe la façade principale, l’impression est très forte, et l’on admire comme l’esprit façonne la pierre, car ces