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couronne élective à des souverains étrangers. Leurs destinées se plient alors aux nécessités d’une politique dont les moteurs sont tantôt à Rome et tantôt en Allemagne. Dans l’autre partie, vers l’Asie, persiste la barbarie. La Russie est morcelée, sujette ou tributaire des Mogols, exploitée à outrance par les marchands allemands ou Scandinaves, et fortement entamée par les conquêtes des Lithuaniens. Ceux-ci occupent les districts de Wilna et de Kowno : venu à l’arrière-garde des immigrans aryens, leur langue est de tous les idiomes européens, la plus voisine du sanscrit, et leur religion a gardé des souvenirs de l’Orient. C’est un peuple primitif et grossier, si on le compare aux Allemands de Prusse, mais bien doué et très redoutable ennemi, il habite des villages faits de cabanes petites et rondes, par groupes de familles, chaque ménage ayant sa hutte, et chaque famille possédant en commun des huttes où l’on cuisine, brasse et boulange. On dirait des bandes de nomades qui viennent de s’arrêter. L’argent est inconnu dans le pays, et l’agriculture dans l’enfance : le Lithuanien ne mange que du pain noir et souvent il en manque. La seule richesse, ce sont les chevaux : au XIVe siècle, le grand prince de Lithuanie Witowd en possédait vingt mille. Bons soldats, habiles à se fortifier, cavaliers admirables, les Lithuaniens vivent surtout de la guerre qu’ils font à tous leurs voisins, Polonais, Allemands de Prusse, Russes surtout. La dynastie nationale qui leur a donné l’unité a conquis une grande partie de la Russie, et c’est un spectacle étrange, en un temps où la vieille foi du moyen âge décline déjà en Occident, que celui d’un empire païen menaçant de couvrir l’Europe orientale et disputant aux Mogols le pays qu’on appellera la sainte Russie.

Les teutoniques sent campés au point d’intersection de ces deux parties de l’Orient européen, dont l’une entre l’Elbe et la Vistule est déjà fortement entamée par la conquête ou par la politique allemande, pendant que l’autre vit encore de la vie confuse des peuples primitifs. Ainsi s’explique la difficulté comme la grandeur du rôle historique de l’ordre. Investi par le pape et par l’empereur d’une sorte d’office de margrave de la chrétienté, il devait faire face à l’est, et la croix que ses chevaliers portaient sur la poitrine l’obligeait à la guerre perpétuelle contre la Lithuanie : il s’y appliqua, mais ne s’y donna pas tout entier. Les chevaliers, guidant les croisés et les aventuriers de l’Europe entière, commirent dans ce pays d’atroces brigandages, mais n’en arrachèrent que le morceau de littoral qui séparait la Prusse de la Livonie, et la seule grande victoire qu’ils remportèrent fut livrée sur le sol teutonique. En l’année 1369, chevaliers et Lithuaniens avaient comme de coutume, guerroyé aux bords du Memel : on s’était pris et repris des