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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/83

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plusieurs caractères particuliers ; l’un c’est que les vues les plus hardies, les thèses les plus téméraires ou les plus excentriques y rencontrent moins de faveur dans le peuple et les classes ignorantes que dans les classes plus cultivées. La société russe ressemble par là à notre société française du XVIIIe siècle. A Saint-Pétersbourg et à Moscou, comme dans le Paris d’avant la révolution, le beau monde aime fort à jouer avec les idées, et la bonne compagnie se plaît parfois encore à jongler avec les plus inflammables ou les plus explosibles, comme si dans le nord il n’y avait aucun danger de les voir éclater ou comme si sur la terre russe il n’y avait aucune matière combustible. Les derniers attentats, les troubles intérieurs et la propagande révolutionnaire ne semblent pas avoir entièrement guéri la société russe de son goût pour ce jeu périlleux. A beaucoup l’agitation stérile des artisans de révolution paraît trop superficielle et trop artificielle pour qu’on daigne s’en inquiéter ; d’autres cherchent au mal des remèdes qui ne nous paraîtraient pas toujours sans danger. Aussi rencontre-t-on encore parfois dans les hautes classes une sorte de dilettantisme radical, de dilettantisme socialiste surtout, dont le point de départ est d’ordinaire un optimisme national et une foi persistante à l’innocuité des idées révolutionnaires en Russie.

Ces réflexions nous sont suggérées par un récent ouvrage d’un des hommes les plus en vue et des esprits les plus cultivés de la haute aristocratie russe, le prince A. Vasiltchikof. Le succès du livre mérite d’attirer l’attention sur les idées de l’auteur. Le noble écrivain, déjà connu par un grand ouvrage sur le self-government (samo oupravlénié) a entrepris de comparer les conditions sociales des principaux états de l’Europe, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France, à celles de sa patrie, et à l’aide de chiffres et de déductions de toute sorte, il se flatte d’avoir démontré scientifiquement, mathématiquement, que toutes nos riches sociétés occidentales, fondées sur la propriété individuelle et la liberté du travail, sont par leur principe condamnées à une ruine fatale. Ces vues, fort bien accueillies du public russe, sont pour nous beaucoup moins nouvelles que ne semblent le croire les compatriotes de l’auteur ; en dépit de leur brillant coloris et de tout leur appareil scientifique, ce que ces pages ont pour nous de plus curieux, c’est d’être sorties d’une plume aristocratique. L’ouvrage du prince Vasiltchikof nous offre cependant un double intérêt ; il nous permet de voir ce que pense de notre état social la plus jeune des nations européennes, et en même temps, il jette un jour singulier sur l’état mental d’une partie des hautes classes en Russie.