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Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/853

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pavement de brique, et quant au vaste dortoir commun, les détenues n’ont que trop de facilité pour causer de lit à lit, malgré la surveillance de la prévote, qui couche dans un lit plus élevé que les autres, et malgré les rondes incessantes des sœurs. Les sœurs le savent bien ; aussi ce qu’elles signalent à la sévérité du directeur ce n’est pas un mot échangé, c’est le bavardage, c’est-à-dire la volonté d’entretenir une conversation habituelle, et il suffit d’avoir assisté à une audience du prétoire pour le savoir. Il ne faut donc pas se représenter les détenues comme soumises à cette torture physique et morale de ne pas desserrer les lèvres pendant un nombre illimité d’années, ; elles sont simplement privées de causeries unes avec les autres. Dans ces limites, l’obligation du silence n’est pas seulement légitime ; elle est nécessaire, car c’est la seule manière d’introduire un peu de moralité dans l’emprisonnement en commun. Si les conversations et les confidences s’établissaient librement entre détenues, le proxénétisme et le vol feraient dans ce vaste troupeau de nombreuses recrues. L’ordre même y serait difficilement maintenu, et un petit fait en donnera la preuve. Il y a quelques années, l’impératrice, se trouvant à Compiègne, entendit parler de la sévérité du régime de Clermont, et, dans une impulsion plus charitable que réfléchie, demanda qu’il fût accordé aux détenues une journée de congé et de causerie. On se souvient encore de cette journée à Clermont. Au milieu de l’effervescence des conversations générales, le désordre allait croissant. Les détenues croyaient qu’une révolution avait éclaté à Paris. Vainement on s’efforçait de leur faire comprendre la gratitude qu’elles devaient à l’impératrice. Elles n’en voulaient rien croire, et elles terminèrent la journée en criant : Vive la république ! et en jetant leurs gobelets d’étain à la tête des sœurs.

Si le silence n’est pas dans la maison centrale aussi absolu qu’on se l’imagine, quelle est donc la véritable rigueur du régime ? C’est la monotonie. Pour ces femmes, dont les unes ont mené une vie de désordres et d’aventures, où les bons jours alternaient avec les mauvais, dont les autres sont des créatures impétueuses et de premier mouvement, cette existence réglée, uniforme, dont pas une minute ne leur appartient, dont pas un acte de leur propre initiative ne peut modifier un mouvement, finit par peser d’un poids très lourd. Lorsque des années et des années se sont écoulées pour elles dans le même atelier, dans le même dortoir, dans le même préau qui les ont vues chaque jour à la même heure, il est inévitable qu’il en résulte à la longue une certaine débilitation sinon de l’intelligence, du moins de la volonté. J’ai eu l’occasion de causer il y a quelques années avec une femme qui était détenue depuis trente-cinq ans pour avoir, me dit-elle, « tué son bon ami. » Elle était entrée jeune dans la maison, et insensiblement elle y était devenue vieille.