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des écoles avec des soufflets. Platon, plus poliment, se contentait de le reconduire jusqu’à la porte de sa république ; le stoïcien Sénèque protestait contre l’art, parce qu’il est le serviteur du luxe ; la doctrine même d’Épicure, qui aurait dû, ce semble, lui pardonner les plaisirs qu’il procure, n’était pas plus clémente et proscrivait la poésie comme contraire à la sagesse. Ainsi la morale et l’art, bien qu’ils soient loin d’être incompatibles, comme nous le verrons, ont souvent vécu en ennemis. Platon le déclare formellement : « Elle est vieille, dit-il, l’antipathie entre les poètes et les philosophes. »

Si l’art était dans la dépendance de la morale, même les doctrines qui ne lui sont pas absolument hostiles, qui se sont fait souvent un honneur de l’encourager, tendraient à réduire outre mesure sa part. Certains arts seraient supprimés, par exemple la danse, dont la sévérité chrétienne ne pourrait pas s’accommoder. La musique serait condamnée à des modes déterminés, comme à Lacédémone, et chez nous ne servirait qu’aux chants sacrés. La peinture serait réduite aux scènes religieuses ; encore pourrait-elle être accusée de n’avoir pas assez de vertu théologique, comme il arriva à Raphaël pour n’avoir peint que des vierges trop humainement adorables. La sculpture ne serait que l’art de cacher la beauté sous des voiles. En littérature, le théâtre serait condamné, la tragédie, parce qu’elle excite les passions ; la comédie, parce que le rire est mauvais ; la satire, pour être médisante ; la plupart des genres de poésie seraient réprouvés, parce qu’ils sont ou frivoles ou galans ; l’innocente, la modeste idylle elle-même ne pourrait plus « cueillir en un champ voisin ses plus beaux ornemens » sans encourir le reproche de coquetterie ; quant aux romans, on oserait à peine les nommer. Que reste-t-il ? Les chants en l’honneur des dieux et des héros, comme le voulait Platon, ou les poésies pieuses, comme le demandait Bossuet, dont le scrupule sur ce point allait jusqu’à reprocher durement à Santeuil d’avoir célébré, et cela en latin, la moins dangereuse de toutes les divinités païennes, Pomone. Où en serait l’art s’il avait été sous la puissance et la prise des philosophes et des docteurs ? Il est heureux que par sa nature ailée il ait échappé à leur main.

Du moins ces grands esprits, les Platon, les Bossuet et les philosophes sévères, imposaient des limites à l’art au nom d’une haute perfection ; mais que deviendrait-il s’il devait se soumettre, comme on l’entend trop souvent désirer, à cette morale vulgaire, honnêtement plate, qui voudrait le réduire à n’être que l’interprète d’une sagesse préceptorale, qui exige que ses œuvres soient arrangées pour mettre en lumière une moralité bien connue ; exigence qui rabaisse à la fois l’art et la morale par de fastidieuses redites et qui produit tant de livres dont la prétention est d’être innocens et